1 allemand-francais Le Comte de Saint-Germain, les deux incarnations d’une légende immortelle
2 rakoczy
3 fond diplomatique Sous le nom de Comte de Saint-Germain, deux personnages énigmatiques ont laissé une trace dans la mémoire des hommes, l’un il y a deux siècles, l’autre il y a quelques décennies seulement, ce dernier prétendant avoir d’abord été le premier, et maints autres hommes avant lui, si l’on en croit les 17000 années qu’il déclare avoir déjà vécu. Abordons ensemble les deux vies de cet homme mystérieux, dont l’existence est une énigme.
4 saint-germain La première apparition du Comte de Saint-Germain
5 melvin La première occurrence d’un « Comte de Saint-Germain » est celle d’un homme que l’on qualifia en son temps d’« aventurier », dont on peine à connaître avec exactitude la date de naissance, qui serait né à la toute fin du 17ème siècle, ou tout au début du 18ème siècle et dont la filiation est tout aussi obscure.
6 graf C’est la première fois qu’une personnage apparaît dans l’Histoire des hommes sous ce nom.
7 franciszek rakoczy II On prête au Comte de Saint-Germain des origines princières variées, mais toujours illégitimes : parmi les plus prestigieuses, celles qui feraient de lui le fruit des amours cachés de la reine d’Espagne, Marie-Anne de Neubourg, et du Comte de Melgar, ou bien le fruit de l’union interdite du prince François II Rákóczi et de la princesse Violante-Béatrice de Bavière. Cet homme a laissé plané de nombreux mystères sur sa vie, n’en confirmant aucun, n’en démentant aucun.
8 WANCLIK Divers témoignages, parmi les nobles de son époque évoquent son grand âge. Lui assurait posséder un élixir lui permettant de rester jeune éternellement et de survivre au passage du temps.
9 MEMOIRES DU COMTE Entre autres prodiges, il aurait également conçu, par un procédé alchimique, dans son laboratoire un diamant de 140 carats, le « Régent », qui fut la propriété des rois de France, puis arboré par Napoléon lui-même et figure actuellement au sein des possessions du Musée du Louvre.
10 UMBERTO ECO Ayant participé à plusieurs missions commandées, mandaté par les souverains de son époque pour espionner des cours rivales, placé sous la protection des plus grands, sa vie est ponctuée de zones d’ombre, si bien que de nombreux mystères l’entourent. Il est censé s’éteindre à l’âge de 93 ans dans la ville de Eckernförde (originellement duché de Schleswig, actuelle Allemagne).
11 POMPADOUR Le Comte de Saint-Germain au 20ème siècle
12 CAREER Le second, de son vrai nom Richard Chanfray, serait, selon les registres un enfant orphelin, né en 1940 d’origine inconnue, et confié à l’assistance publique. Lui prétend au contraire avoir vécu 17000 ans, être un simple mortel dont la longévité exceptionnelle aurait été obtenue scientifiquement, par des procédés « simplement » alchimiques qui nous paraissent magiques car nous n’en comprenons pas le fonctionnement.
13 DNA C’est d’ailleurs tout le paradoxe de ce personnage, qui manie l’humilité et les prétentions les plus hautes. Il indique parler 17 langues différentes, et pas moins de 8 dialectes, soigner des maladies incurables, maintenir les personnes dans une jeunesse éternelle, changer le plomb en or, et même pouvoir converser par télépathie avec d’autres alchimistes. Mais il précise humblement n’avoir aucun pouvoir magique, seulement détenir les secrets d’une science qui nous est inconnue, l’alchimie.
14 MIROSLAW On entend tout cela dans dans ce documentaire filmé en 1972, et on assiste même à l’opération de transmutation des métaux.
15 FRANZ ii
16 graf von st germain Changer le plomb en or
17 sieniawska Cette expérience, filmée par les journalistes le 4 janvier 1972, renouvelée devant un célèbre magicien puis devant des scientifiques afin d’en débusquer l’éventuelle supercherie, est soit la mystification la plus sophistiquée jamais réalisée, soit la preuve irréfutable de ses talents. On y voit le Comte de Saint-Germain changer du plomb en or.
18 polish campaign Le journaliste remet au Comte un morceau de plomb. Lui demande au journaliste d’ajouter une poudre de son invention, qu’il tient dans un mystérieux gousset, qu’il nomme « poudre de projection », et que le journaliste appelle pierre philosophale, et de placer le tout dans un creuset chauffé jusqu’à ce que le métal rougisse. Puis de plonger celui-ci dans l’eau froide. Une fois ouvert, toujours sans que le Comte n’ait pu réalisé la moindre manipulation, le creuset révèle un morceau d’or à la place du plomb.
19 korycinski Le journaliste ajoute que le diamètre du morceau de plomb n’était pas connu du Comte de Saint-Germain, et qu’après expertise, le morceau d’or obtenu à l’issue de son opération possède exactement la même circonférence. Le résultat est sans appel, et suffit à lui seul à redorer l’image sulfureuse de cet homme.
20 rakoczi2 L’exceptionnelle longévité et les pouvoirs de guérisseur d’un alchimiste
21 profils Le journaliste, goguenard, produit dans son documentaire (à la minute 8’00’’) un témoin qui veut garder l’anonymat. Celui-ci indique avoir perdu un œil au cours d’un accident et n’avoir pu via la médecine recouvrer la vue.
22 gallica C’est pourtant ce prodige dont le Comte de Saint-Germain serait l’auteur, avec un médicament de sa fabrication, issu de la poudre fabriquée grâce à ce qu’il nomme sa « science » d’alchimiste. D’après lui, ce qui nous paraît relever de la magie n’est rien d’autre qu’une science obtenue par l’entremise d’une technologie que nous ne comprenons simplement pas.
23 lubomirska La fin du Comte, le début d’un nouveau conte ?
24 genes Le Comte de Saint-Germain est officiellement décédé le 21 juillet 1983, à l’âge de 43 ans selon les registres. Il serait mort des suites d’une asphyxie, et aurait péri de sa propre main en compagnie de la femme qui partageait sa vie. Enterré dans une fosse commune, il disparaît ainsi de la surface de la Terre et retrouve l’anonymat qui fut le sien durant toutes ses années.
25 janik, Alors, celui qui a prétendu avoir déjà vécu 17000 ans et se nommer Comte de Saint-Germain s’est-il lassé de vivre parmi nous ? Ou bien a-t-il souhaité délibérément mener une vie plus calme pour reparaître à nouveau parmi nous dans quelques siècles ?
26 claude louis
27 tesla
28 enigmatic
29 vencelik
30 wiki
portrait du Comte de Saint-Germain
Cet homme aurait 17 000 ans | Archive INA
31 marquise d urfé
32 pompadour 1
33 peintures
34 st germain
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38 immortel
graf.htm
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
  « ... Il vint à Paris où il se fait présenter sous le nom
  de comte de Saint-Germain.
 
  « Ce nom, qu’il devait garder jusqu’à sa mort, était
  celui auquel il avait le plus de droit, car s’il ne lui
  appartenait pas légitimement, du moins était-ce le
  nom de son père qui était mort sans laisser de descen-
  dance mâle55. »
 
  Cette histoire est en somme assez vraisemblable ;
  cependant, examinons-la de plus près.
 
  La guerre de succession, causée par la mort du roi
  d’Espagne, Charles II, en 1701, enveloppa l’Italie dans
  la tourmente qui mit une partie de l’Europe à feu et
  à sang. Louis-Joseph, duc de Vendôme, généralissime
  des armées de France, se rendit en 1702, dans le Pié-
  mont, combattre le duc de Savoie, Victor-Amédée II,
  qui avait rompu son alliance avec la France.
 
  Le 5 juin 1704, la ville de Vercelli fut investie par
  le duc de Vendôme. Le siège dura jusqu’au 20 juillet.
  Au matin de ce jour, le gouverneur de la ville, le com-
  mandeur des Hayes fit battre la chamade et demanda
  à capituler. La requête était signée du gouverneur,
  du comte de Préla Doria, lieutenant-maréchal, et du
  commandant de la place, le comte Sanctus Berne.
  Cette requête, demandant la cessation des hostilités
  et les honneurs de la guerre, ne fut pas acceptée sur
  le champ. Ce n’est que le lendemain, le 21, à quatre
  heures du matin que les parlementaires de la ville,
  le chevalier Fucheto, Sandamien et le comte Gabriel
 
  55 A. de Caston, ouvr., cité, pp. 253-256.
 
  33
  d’Este obtinrent de Louis de Vendôme l’acceptation
  de cette capitulation. Le 22 juillet, la garnison sortit :
  « tambour battant, mèche allumée, balle en bouche,
  enseignes déployées et quelques pièces d’artillerie ».
  Arrivée hors de la ville, la garnison mit bas les armes,
  fut faite prisonnière, et Vercelli fut livrée56.
 
  Ce n’est donc pas le 20 juin, mais le 21 juillet 1704
  que « la porte du Turin » capitula. Nous continuons.
 
  Lorsque les troupes françaises furent entrées dans
  la ville, on s’empressa de détruire les fortifications,
  mais on ne toucha pas à la cathédrale Saint-Eusèbe,
  qui était en ruines, et aucun baptême ne pouvait avoir
  lieu dans la chapelle de la Vierge, qui se trouvait dans
  les absides57. Toutefois, les baptêmes avaient lieu
  dans l’église de Santa-Maria-Maggiore et on l’appe-
  lait cathédrale.
 
  Dans le liber baptizatorum de Santa-Maria-Mag-
  giore, on relève la note suivante : « 1704. Août. Pie-
  tro Maria, ex incognitis parentibus, nato li 6 juglio,
  batezzato li 4 agosto. Padrino Pietro, Francisco Vittorio
  Bertorne et Maria Novella ». Est-ce une coïncidence
  ou bien Alfred de Caston a-t-il eu connaissance de
 
  56    Mémoires des Campagnes de 1702 à 1706, que M. le duc de
  Vendosme a faite en Italie. À son A. Ser. Mme la duchesse de
  Vendosme, par son très humble obéissant, affectionné et très
  obéissant serviteur, Claude-Gérard Mousset. Manuscrit origi-
  nal de 124 pp. in-fol. Nous devons à l’obligeance de M. Saffroy,
  libraire, d’avoir consulté ce document ; qu’il veuille bien trou-
  ver ici l’expression de nos remerciements.
 
  57    Les nefs de l’église actuelle ne furent achevées qu’en 1712.
 
  34
  cette note ? La deuxième hypothèse est assurément la
  plus probable. Toutefois, les dates ne correspondent
  pas, et si les apparences sont en faveur de la thèse de
  A. de Caston, les explications que nous allons donner
  réduisent sa trouvaille à néant.
 
  Une seule famille en Piémont pouvait porter légi-
  timement le titre du fief de Saint-Germain ; c’était la
  lignée des comtes de Saint-Martin et d’Aglié, famille
  très noble et très ancienne puisqu’elle remonte à
  Obert, seigneur d’Aglié en 1141, qui, lui-même, tire
  ses origines de la famille de Guidon, marquis et comte
  du Canavese, mort en 107058. Un des titres apparte-
  nant à cette famille était celui de marquis de Saint-
  Germain, et le premier en date fut Jules-César, des
  comtes de Saint-Martin, marquis d’Aglié e San Ger-
  mano, décédé en 162459.
 
  Nous trouvons dans cette famille des titres de mar-
  quis et de comtes, mais le seul titre auquel soit accolé
  le nom de Saint-Germain était celui de marquis.
  Aucun membre de cette maison ne pouvait donc se
  faire appeler comte de Saint Germain.
 
  Cependant, à l’époque dont parle Alfred de Caston,
  vivait un personnage qui s’apparente étrangement
  avec le soi-disant père du comte de Saint-Germain.
  Charles-Marie, marquis de Saint-Germain, mort en
 
  58    Li Famigli nobili della monarchia di Savoia. Turin, Fontana,
  1841, t. I.
 
  59    Les ruines du château de Saint-Germain se trouvent près de
  Verrex, dans la vallée d’Aoste, au sommet d’une montagne.
 
  35
  1742, eut un frère, Charles-Amédée, qui porta le nom
  de marquis de Rivarolo, et comme cadet fit sa carrière
  dans l’année. Il fut général des galères de Savoie en
  1722, gouverneur de Nice en 1733, vice-roi de Sar-
  daigne en 1735, et mourut en 1749, à Turin, âgé de 80
  ans. Il était donc né en 1669. En 1703-1704, à 34 ans,
  pendant la guerre, il aurait pu, étant de garnison à
  Vercelli, avoir un enfant dans cette ville. D’autre part,
  quoiqu’étant d’une grande famille, on ne pouvait pas
  le dire un grand seigneur, parce qu’il était cadet, mais
  il deviendra plus tard un grand personnage par ses
  mérites personnels et militaires.
 
  En somme, A. de Caston nous raconte une histoire
  qui n’a rien d’invraisemblable en elle-même, mais
  qui ne peut en aucune façon concerner notre person-
  nage. Il est certes possible, encore que A. de Caston
  n’apporte pas la moindre présomption, que Charles-
  Amédée, marquis de Rivarolo, dans la famille de qui
  existait le nom de Saint-Germain, eût un bâtard né à
  Vercelli en 1704 au moment du siège de la ville, mais
  ce bâtard ne put porter le nom de Saint-Germain, qui
  n’a pu lui être transmis ni par son père supposé qui ne
  l’a jamais eu, ni par son oncle Charles-Marie, marquis
  de Saint-Germain. Celui-ci en effet a transmis son
  titre à son propre fils, Joseph-François, qui fut reçu
  à Paris le 11 juin 1749, par Louis XV comme ambas-
  sadeur du roi de Sardaigne, et mourut en 1764. Donc
  le bâtard de Charles-Amédée, s’il a réellement existé,
  n’a pas porté le nom de Saint-Germain. D’ailleurs
  même s’il l’eut porté, ce nom eut été accompagné du
 
  36
  titre de marquis et non de celui de comte sous lequel
  notre personnage a été connu dans toute l’Europe.
 
  En dépit de certaines apparences, tout à fait super-
  ficielles, nous voyons que l’anecdote rapportée par
  A. de Caston n’apporte aucune lumière dans la ques-
  tion qui nous occupe60.
 
  60 Le titre de marquis de Saint-Germain fut porté et France,
  au xvme siècle, par les personnages suivants : En 1706, le mar-
  quis de Saint-Germain des Gorges, gouverneur du Limousin.
  En 1730, J.-C. Alexandre d’Oilléamson, marquis de Saint-Ger-
  main-Langot, d’origine normande. En 1750, le marquis de
  Saint-Germain-Beaupré, gouverneur de la Marche.
 
  37
  Chapitre IV :
 
  Où tout s'embrouille
 
  Si on ne doit pas confondre le comte de Saint-Ger-
  main avec Claude-Louis de Saint-Germain, ni voir en
  lui un descendant de la famille des Rákóczi, non plus
  qu’un fils naturel du marquis de Rivarolo : quel est
  donc ce personnage ?
 
  Voltaire écrivant à Frédéric II dira : « C’est un
  homme qui ne meurt jamais et qui sait tout61, » et
  Frédéric de répondre : « C’est un conte pour rire62. »
  Ce qui ne nous apprend pas grand’chose. De même
  si nous nous en rapportons à ce qu’écrit le célèbre
  écrivain anglais, Horace Walpole, l’ami de Mme du
  Deffand ; d’après lui, on dit que le comte de Saint-
  Germain est : « Italien, Espagnol, Polonais ; quelqu’un
  qui a épousé une grande fortune au Mexique et s’est
  enfui à Constantinople en emportant les bijoux de sa
  femme63. »
 
  61    Voltaire. Œuvres complètes. Paris, Didot, 1877, t. X. no 313,
  lettre du 15 avril 1760.
 
  62    Id. Lettre du 1er mai 1760.
 
  63    Horace Walpole. Lettres à sir H. Mann. Londres, R. Bentley,
  1883, t. II, pp. 108-109, lettre CXLV. À rapprocher des aven-
  tures du fameux baron de Neuhof qui disparut un jour avec
  les bijoux et la garde-robe de sa femme. Cf. Dictionnaire de la
  Conversation, t. 13, p. 451 ; et de celle du comte d’Hautefort,
  frère de la marquise de Nesle, qui était allé s’établir à Smyrne,
  après avoir volé des diamants à Paris. Nougaret. Anecdotes
  secrètes du xviiie siècle. Paris, 1808, t. II, p. 393.
 
  38
  Enfin, M. de Lamberg, diplomate autrichien, joue
  au bel esprit en lui prêtant quelques propos empreints
  d’une certaine impertinence : « À Venise, on me
  nomme de la main vers le menton ; à Hambourg, Mein
  herr ; à Rome, Monsignor ; à Vienne, Psitt ; on siffle
  pour m’avoir à Naples, on me lorgne à Paris, et j’ac-
  coste volontiers à ce signe ceux qui me contemplent :
  que mon nom ne vous embarrasse pas, MM. les
  Mandarins tant que je demeurerai avec vous, je me
  conduirais comme si j’en avais un très illustre ; que je
  m’appelle pois ou fèves, Pison ou Cicéron, mon nom
  doit vous être indifférent. » Et le comte de Lamberg
  conclut : « Il [le comte] ne savait même pas comment
  il s’appelait64. »» Ne nous arrêtons pas à ces apprécia-
  tions que nous ne citons qu’à titre de curiosité.
 
  Parmi toutes les opinions émises sur les différentes
  origines du comte de Saint-Germain, nous avons
  remarqué que la plupart des historiens insistent sur
  une prétendue origine israélite.
 
  En effet, pour E. Marquiset, est-ce : « Un juif ?
  Maints indices le font soupçonner. Son outrecui-
  dance, son astuce, son goût pour l’or et les bijoux,
  ses filouteries pécuniaires, son manque de tact, son
  éternel soin de cacher son origine, sa persévérance à
  fermer (sic) les portes les plus fermées, tout indique
  l’israélite sorti de quelque ghetto d’outre-Rhin. Qu’il
  s’appelle Schœning, Welldone, Varner ou Daniel Wolf,
 
  64 Comte de Lamberg. Le Mémorial d’un Mondain. Du cap
  Corse, 1774, p. 81.
 
  39
  son masque de gentilhomme ne dissimule pas le nez
  crochu65. »
 
  La source de ces informations n’est malheureuse-
  ment pas très « reluisante » ; elles viennent simple-
  ment de Maurice Cousen, comte de Courchamps, le
  véritable auteur des faux Souvenirs de la marquise de
  Créquy, dont le caractère ultra-fantaisiste n’est plus
  à démontrer. M. de Courchamps a imaginé que : « le
  comte de Saint-Germain était le fils d’un médecin juif
  de Strasbourg et que son nom véritable était Daniel
  Wolf66, » mais faute d’autre élément de probabilité on
  nous permettra de ne pas échafauder d’hypothèse sur
  la simple affirmation d’un auteur aussi suspect.
 
  Si le comte de Saint-Germain n’est pas Daniel
  Wolf, est-il Samuel Samer, né à Francfort, le 12 (ou
  13) octobre 1715, « d’un juif pauvre et d’une grande
  dame67, » rien ne le prouve, comme cet autre pro-
  blème bien difficile à résoudre sans indication de
 
  65    E. Marquiset. Le marquis de Marigny (1727-1781). Paris,
  Emile-Paul, 1918, p. 86.
 
  66    De Courchamps. Souvenirs de la marquise de Créquy. Paris,
  Fournier, 1836, t. II, p. 269. Signalons qu’à la même époque
  le chevalier d’Eon écrivait quelquefois des lettres en clair qu’il
  signait : William Wolf. Mémoires du chevalier d’Eon publiés
  par Fr. Gaillardet. Bruxelles, 1837, t. 1. D’autre part en 1694,
  M. de Saint-Simon, alors militaire, se trouvant à Strasbourg, y
  rencontra un de ses anciens amis le P. Wolf, recteur à Hague-
  nau. Il y a là une coïncidence curieuse. Mémoires. Paris,
  Hachette, 1872, t. 1er, 132.
 
  67    D’après Moskwa, Intermédiaire des chercheurs et des
  curieux, no 968, 20 mai 1908, p. 745.
 
  40
  nom, est-il le « fils d’un israélite de Bordeaux68. » Il en
  est de même des suppositions qui le font : « fils d’un
  israélite portugais, au service d’une grande puissance,
  qui avait parcouru les deux Indes, le Mogol69 » ou le
  fils d’un même israélite « et d’une princesse connue
  de Louis XV70 » ? À dire vrai, cette origine israélite ne
  repose sur aucun document sérieux.
 
  Examinons maintenant l’hypothèse de ceux qui le
  veulent originaire de Bohème.
 
  Eliphas Lévi, influencé peut-être par l’abbé
  Lecanu71, écrit du comte de Saint-Germain : « Il était
  né à Lentmeritz, en Bohème, à la fin du xvme siècle,
  il était fils naturel ou adoptif d’un rose-croix qui se
  faisait appeler Comes Cabalicus, le compagnon caba-
  liste72. » Précisons cependant que l’indication de la
  ville de Lentmeritz n’est pas tout à fait arbitraire, car
 
  68    P. J. Grosley. Voyage en Hollande.. Paris, Patris, 1833,
  p. 333.
 
  69    M. Capefigue. La marquise de Pompadour. Paris, Amvot,
  1858, p. 267.
 
  70    M. Matter. Saint-Martin, le philosophe inconnu. Paris,
  Didier, 1862, p. 231.
 
  71    Dans son Dictionnaire des prophéties et des Miracles. Paris,
  1854 t. II, p. 846, l’abbé Lecanu écrit : « Nous croirions plus
  volontiers que Saint-Germain était d’origine bohémienne, que
  ses richesses provenaient d’un vol commis au préjudice de
  quelque nabab ou de quelque pagode ; qu’il avait appris les dif-
  férents dialectes de l’Asie dans le cours d’une jeunesse errante
  et aventureuse... » Décidément l’imagination fait dérailler les
  cerveaux les mieux équilibrés.
 
  72    Eliphas Lévi. Histoire de la Magie. Paris, Baillière, 1860,
  p. 419.
 
  41
  Eliphas Lévi a soin de nous apprendre que le comte de
  Saint-Germain est le fondateur de la Société de Saint-
  Jakin, dont on a fait, dit-il : « Saint-Joachim ». Si nous
  consultons l’ouvrage du marquis de Luchet, nous y
  relevons que l’ordre de Saint-Joachim a été établi en
  1756 à Lentmeritz73. Rien ne s’oppose donc à ce que
  son fondateur soit né dans la ville où fut créé l’ordre,
  mais aucune indication nous permet de penser que ce
  fondateur fut le comte de Saint-Germain.
 
  Mme Una Birch nous apprend que le comte de
  Saint-Germain pouvait être « le fils d’un marchand de
  drap de Moscou74 ». L’absence de toute précision nous
  dispense de discuter cette hypothèse et, après l’étude
  faite sur le présumé San Germano, nous ne nous
  arrêterons pas davantage à celle Frédéric Bulau qui
  donne comme père au comte de Saint-Germain un
  certain « Rotondo, receveur des contributions de San
  Germano75 » ni à celle de T. P. Barnum, lequel brodant
  sur cette dernière indication lui donne comme mère
  « une princesse italienne », tout en fixant la naissance
  à San Germano76.
 
  73    De Luchet. Essai sur la secte des Illuminés. Paris, 1789,
 
  p. 220.
 
  74    Una Birch. Secret Societies. London, 1911.
 
  75    Frédéric Bulau. Personnages énigmatiques. Trad. de l’alle-
  mand par W. Duckett. Paris, Poulet-Malassis, 1861, t. 1er,
  p. 341. On trouve dans l’ouvrage de G. Bord, La Franc-Maçon-
  nerie en France. Paris, 1908, p. 307, une variante, ce n’est plus
  San Germano mais Aix-en-Provence (?).
 
  76    T. P. Barnum. Les Blagues de l’Univers. Paris, A. Faure, 1866,
  p. 301.
 
  42
  Si le grand Frédéric n’a vu dans le comte de Saint-
  Germain qu’un « conte pour rire », par contre mes-
  dames du Hausset et de Genlis s’accordent à le consi-
  dérer sous un aspect différent.
 
  Mme du Hausset rapporte dans ses Mémoires que
  Louis XV avec qui le comte s’est entretenu à plu-
  sieurs reprises chez Mme de Pompadour, à Versailles
  ne souffrait pas qu’on en parlât avec mépris ou rail-
  lerie et elle ajoute : « Le roi en parlait comme d’une
  naissance illustre77. »» Si Louis XV a tenu ce propos,
  ce dont nous ne doutons pas, c’est donc que le roi
  connaissait le « mystère » de la naissance du comte de
  Saint-Germain.
 
  De même que Mme du Hausset, la mémoria-
  liste Mme de Genlis connut le comte de Saint-Ger-
  main. Pour elle : « le comte est le fils d’un souve-
  rain détrôné78. » C’est à peu de chose près l’opinion
  du comte de Cobenzl, ambassadeur d’Autriche à
  Bruxelles, quand il écrit à M. de Kaunitz, ministre
  d’État à la Cour de Vienne, que le comte est : « le fils
  d’une union clandestine d’une maison puissante et
  illustre79, » et celle du Dr Challice qui le fait : « bâtard
  d’une maison royale du centre de l’Europe80 ».
 
  77    Mémoires de Mme du Hausset, femme de chambre de Mme de
  Pompadour, mis en ordre par M. Barrière. Bruxelles, Baudoin,
  1825, p. 145.
 
  78    Mémoires de Mme de Genlis. Paris, Didot, 1928, t. 1er, p. 28.
 
  79    Carlos de Villermont. Le comte de Cobenzl. Paris, Desclée,
  1925, p. 136.
 
  80    Dr Challice, ouvr. cité, t. II.
 
  43
  Malgré ces indications, nous sommes toujours dans
  le vague, et ce n’est pas l’auteur de l’ouvrage : Le comte
  de Saint-Germain et la marquise de Pompadour81, un
  certain Lamothe-Langon qui va nous tirer d’embar-
  ras. L’intrigue du roman de ce folliculaire est la sui-
  vante : l’action se passe en 1745, le fils (?) du comte
  de Saint-Germain est amoureux de la fille de Mme de
  Pompadour82. Ils ont un enfant. Le mariage va se faire,
  mais la marquise refuse son consentement. C’est alors
  que le comte de Saint-Germain prononce ces paroles :
  « Je peux arriver à prouver que mon petit-fils descend
  du chef de la troisième dynastie des Capétiens. » Or,
  que nous sachions, le comte n’a jamais eu d’enfant,
  excepté celui que lui octroya le comte de Lamberg83,
  mais Lamothe-Langon qui, sans doute, a adopté cette
  thèse et l’a développée, ne s’embarrasse pas de cette
  erreur, puisque sans cette anomalie l’intrigue de son
  roman disparaîtrait84.
 
  Un autre auteur, Ferdinand Denis a repris l’idée
 
  81    Lamothe-Langon. Le comte de Saint-Germain et la marquise
  de Pompadour. Paris, 1838, 2 vol.
 
  82    Alexandrine-Jeanne Le Normand d’Etiolles, baptisée à
  Saint-Eustache le 18 août 1744, est morte au couvent des
  Dames de l’Assomption, à Paris, le 14 juin 1754. L’action du
  roman de Lamothe-Langon se déroulant en 1745, il est inutile
  d’épiloguer.
 
  83    Comte de Lamberg, ouvr. cité, p. 85.
 
  84    La thèse de Lamothe-Langon a sa réplique dans l’ouvrage
  de J. B. Gouriet. Personnages célèbres dans les rues de Paris.
  Paris, Lerouge, 1811. L’auteur écrit, t. 1er, p. 244, en parlant de
  Cagliostro : « C’était un rejeton de la seconde race de nos rois
  et il descendait en droite ligne de Charles-Martel. » Par consé-
 
  44
  « ingénieuse » de Lamothe-Langon en disant :
  « quelques personnes le croyaient petit-fils de
  Henri IV85. »
 
  Certains ont voulu que le comte soit « le fils d’un
  infant ou d’un grand de Portugal86, » ou « le bâtard
  d’un roi de Portugal87 ». Toutes ces indications sont
  trop peu précises pour avoir un fondement sérieux.
 
  Une dernière hypothèse nous reste à examiner :
  celle de l’origine espagnole qui nous paraît, plus que
  tout autre, mériter de retenir l’attention. Toutefois,
  avant d’expliquer pour quelles raisons cette origine
  nous paraît plus vraisemblable que celles exami-
  nées précédemment, nous croyons préférable et plus
  logique aussi, de tenter de reconstituer, à l’aide des
  documents imprimés et manuscrits dont nous dispo-
  sons, la partie de la vie du comte de Saint-Germain
  sur laquelle on possède des renseignements précis et
  qui s’étend de 1745 à 1784. Une fois que nous aurons
  ainsi situé notre personnage dans la clarté de l’his-
  toire positive, il nous sera plus aisé de remonter par
  une série de déductions et de rapprochements jusqu’à
  cette mystérieuse origine qui, jusqu’à présent, était
  plutôt du domaine de la légende.
 
  quent, si Cagliostro descendait de la 2e race, pourquoi le comte
  de Saint-Germain ne descendrait-il pas de la 3e race (!).
 
  85    Ferdinand Denis. Tableau historique, analytique et critique
  des Sciences Occultes. Paris, Mairet et Fournier, 1842, p. 259.
 
  86    L. Wraxall. Remarkable adventures and unrevealed myste-
  ries. Londres, R. Bentley, 1863, t. I.
 
  87    Mme du Hausset, ouvr. cité, p. 146.
 
  45
  Toutefois avant d’entreprendre la véritable histoire
  du comte de Saint-Germain, il nous reste à éluci-
  der l’importante question qui a trait aux différentes
  appellations sous lesquelles il a été connu.
 
  Tout d’abord, nous laisserons de côté le titre et le
  nom sous lesquels il est devenu célèbre pour ne parler
  que des dénominations qu’il endossa volontairement.
  Si le comte a porté le nom de Surmont à Bruxelles,
  c’est parce que ce vocable était la traduction en fran-
  çais du nom de la ville d’Ubbergen, où se trouvaient
  les terres dont il était propriétaire. Pour celui de Well-
  done qu’il prit à Leipzig, la raison en est tout autre : à
  ce moment on pouvait le considérer comme un « bien-
  faiteur » de l’humanité. Quant à celui de Râkôczi, il
  n’en fit usage que lorsqu’il sut que tous les posses-
  seurs du nom avaient disparu.
 
  On lui a attribué en outre les noms et titres
  suivants :
 
  Marquis de Montferrat,
 
  Marquis d’Aymar ou Belmar,
 
  Chevalier Schœning,
 
  Comte Soltikof,
 
  Comte Tzarogy ou Zaraski.
 
  Prenons le premier de ces noms, celui de Marquis de
  Montferrat, et voyons ce que dit à son propos, le baron
 
  46
  de Gleichen, qui l’a mentionné le premier : « J’ai ouï,
  dit-il, qu’entre plusieurs noms allemands, italiens et
  russes, il [le comte] avait porté anciennement celui de
  marquis de Montferrat. Je me rappelle que le vieux
  baron de Stosch m’a dit à Florence avoir connu sous
  le règne du Régent un marquis de Montferrat qui
  passait pour un fils naturel de la veuve de Charles II,
  retirée à Bayonne et d’un banquier de Madrid88. » Or,
  le baron de Stosch ne vint à Paris qu’en 1713 ; il y
  resta à peine une année et partit ensuite pour l’Ita-
  lie89. Ainsi, au moment du début de la Régence (sept.
  1715), le baron de Stosch n’étant plus à Paris, n’a pu
  connaître le personnage en question, à l’époque et au
  lieu qu’il indique.
 
  Toutefois, en Italie, le fief de Montferrat eut ses
  marquis particuliers jusqu’au début du xvie siècle. En
  1533, à la mort du dernier marquis, Jean-Georges,
  décédé sans progéniture, le marquisat, en séquestre
  entre les mains de Charles Quint, échut par héritage,
  à Frédéric II de Gonzague, premier duc de Mantoue.
  Sous l’un de ses descendants, Guillaume, troisième
  duc de Mantoue, le Montferrat fut érigé en duché
 
  88    Baron de Gleichen, ouvr. cité, pp. 128-129.
 
  89    Philippe de Stosch, archéologue et numismate allemand, né
  à Kustin en 1691, mort à Florence en 1757. C’était un de ces
  doctes, intrigants et aventureux qui pullulaient au xviiie siècle.
  Les plus mauvais bruits couraient à son endroit. Menacé
  d’expulsion de la Toscane, il ne dut son salut qu’à la mansué-
  tude de François de Lorraine. Il était Maçon comme le baron
  de Gleichen. Cf.. F. Sbigoli. T. Crudeli e i primi Framassoni in
  Firenze, Milan, 1884.
 
  47
  (1574), par l’empereur Maximilien II. Enfin, en 1713,
  l’investiture du duché fut donnée au duc de Savoie,
  Victor-Amédée II, par l’empereur Joseph Ier. Par
  conséquent, en 1715, le titre italien de « marquis » de
  Montferrat était tombé en désuétude.
 
  D’autre part, le marquisat de Montferrat n’a existé
  en France qu’à partir de 1750. En effet, le Montferrat,
  terre et seigneurie du Dauphiné (Isère), fut érigée en
  cette qualité au profit de Ch.-Gab.-Justin de Barral.
  À sa mort, la dignité passe à son fils, Joseph-Marie,
  qui devint président à mortier au parlement du Dau-
  phiné et premier président de la Cour impériale de
  Grenoble.
 
  Comme aucun autre document n’attribue au comte
  de Saint-Germain ce nom et ce titre, nous croyons
  inutile de nous appesantir davantage sur ce point.
 
  Examinons maintenant le nom : Marquis de Belmar,
  celui-ci dû à la plume du comte de Lamberg : « Un
  personnage rare à voir [à Venise], c’est le marquis
  d’Aymar ou Belmar, connu sous le nom de Saint-Ger-
  main90. » Cette fois ce n’est plus une fausse attribu-
  tion mais une confusion de nom par changement de
  lettre ; ce n’est pas Belmar que l’on doit lire mais Bed-
  mar. Ce patronyme appartient à une ancienne famille
  de la Castille, en Espagne, dont est issu le marquis
  de Bedmar, cadet de la maison d’Albuquerque lequel
  passa toute sa vie en dehors de son pays comme capi-
  taine général et gouverneur des armées aux Pays-
 
  90 Comte de Lamberg, ouvr. cité, p. 91.
 
  48
  Bas Espagnols. Devenu vice-roi de Sicile, le marquis
  termina sa carrière à Madrid comme ministre d’État
  (1715). Il maria sa fille au marquis de Moya, second
  fils du marquis de Villena, qui devint par la suite mar-
  quis de Bedmar et capitaine des gardes de la Cour, à
  Madrid91.
 
  Quant aux autres dérivés, ils ont été employés par
  R.-Maria Rilke - Belmare - 92, F. Bulau93 et T. P. Bar-
  num94 - Bellamare - et le grand Larousse - Bellamye95.
 
  Le nom de chevalier Schœning a été propagé par
  F. Bulau96 et T. P. Barnum97. À ce sujet disons qu’il
  a existé en Norvège, un grand historien, Gehrard
  Schœning, auteur de nombreux travaux (1722-1780).
 
  On doit aussi à ces deux derniers écrivains l’ap-
  pellation comte Soltikof. Cette famille, l’une des plus
  anciennes de la Russie, est apparentée à la famille
  impériale. Parmi les membres, citons Serge Solti-
  kof, le premier des favoris de Catherine II, lorsque
  cette princesse n’était encore que grande duchesse,
  les feld-maréchaux, Pierre-Simon Soltikof, mort en
  1772, gouverneur de Moscou, et son cousin Nicolas,
 
  91    Saint-Simon, ouvr. cité, t. II, pp. 362-363.
 
  92    R.-Maria Rilke. Les cahiers de Malte Laurids Bridge. Paris,
  Emile-Paul, 1927, p. 219.
 
  93    F. Bulau, ouvr. cité, t. I, p. 340.
 
  94    T. P. Barnum, ouvr. cité, p. 306.
 
  95    À la même époque, on trouve en Hollande, un Jacques Bel-
  lamy, poète national (1757-1786).
 
  96    F. Bulau, ouvr. cité, t. I, p. 340.
 
  97    T. P. Barnum, ouvr. cité, p. 306.
 
  49
  qui commanda les troupes russes durant la révolution
  de 1762, et enfin le comte Michel Soltikof, sénateur
  et membre du conseil privé, lequel s’occupa beaucoup
  de théosophie et de Maçonnerie98.
 
  Quant aux deux variantes du nom de Râkôczi, la pre-
  mière : Zaraski, se trouve chez Touchard-Lafosse, le
  fabricant des Chroniques de l’Œil-de-Boeuf, chroniques
  aussi suspectes que les « mémoires » de Lamothe-Lan-
  gon99. La seconde variante Tzarogy, anagramme de
  Ragotsky, suivant l’orthographe française, est sortie
  de l’imagination de F. Bulau100.
 
  Le seul mémorialiste qui ne suit pas la règle, qui
  est de décerner au comte de Saint-Germain des titres
  de noblesse, est le cynique Casanova qui après mûres
  réflexions s’en tint à cette dénomination : « Il n’était
  que le joueur de violon Catalani101 ! »
 
  98    F. Bulau, ouvr. cité, t. I, p. 340.
 
  99    G. Touchard-Lafosse. Chroniques de l’Œil-de-Bœuf. Paris,
  Barba, 1855, 2 vol. in-4, t. I, p. 294.
 
  100    F. Bulau, ouvr. cité, t. I, p. 340.
 
  101    J. Casanova. Soliloques d’un penseur. Paris, J. Fort, 1926,
  p. 34.
 
  50
  DEUXIÈME PARTIE
  UN EUROPÉEN MYSTÉRIEUX
  Je vois mon chemin comme l’oiseau
  Sa route sans traces
 
  R. Browning
  Le rideau se lève
 
  Au cours des temps, on a parlé, de par le monde,
  de certaines individualités mystérieuses dont l’iden-
  tité véritable est demeurée une énigme, tel le Signor
  Géraldi, qui vint à Vienne en 1687, où il excita la
  curiosité. Il disparut au bout de trois ans sans laisser
  de trace102.
 
  En ce qui concerne le comte de Saint-Germain,
  aucun doute n’est possible, et nous pouvons assurer
  que son existence n’est pas un mythe, attestée qu’elle
  est par des documents très nombreux et d’une incon-
  testable authenticité.
 
  C’est en 1745, et de la ville de Londres que nous
  apprenons les premiers événements extérieurs de la
  vie du comte de Saint-Germain.
 
  À cette époque, l’Angleterre avait pour roi
  Georges II, prince électoral de Hanovre et le pays
  était divisé en deux partis : les uns, partisans de la
  monarchie nouvelle, appelés les Whigs ; et les autres,
  les Torys ou Jacobites, partisans de la dynastie des
 
  102 Dr Cohausen. Hermippus redivivus, ou le triomphe du sage
  sur la vieillesse et le tombeau. Traduit de l’Anglais (par P. A. de
  La Place). Bruxelles et Paris, 1789, t. II, pp. 56-59. D’après le
  Dr Beauvois, cet ouvrage serait une imitation de l’œuvre origi-
  nale du médecin allemand par l’historien écossais Jean Camp-
  bell (Cf. Jean-Henri Cohausen, Paris, Maloine, 1900).
 
  53
  Stuarts, c’est-à-dire de celle de Jacques III, ou le
  chevalier de Saint-Georges, dit le Prétendant, dans
  les veines duquel coulait non seulement le sang des
  Stuarts mais aussi celui d’Henri IV et de Sobieski.
 
  Vers la fin de décembre 1743, la France reconnais-
  sant Jacques III pour roi d’Angleterre, se déclara prête
  à aider le Prétendant par les armes contre Georges II,
  roi régnant.
 
  Cette alliance avait eu un commencement d’exé-
  cution au début de 1744. Le bruit courut à Londres
  que le détroit serait franchi. L’alarme fut grande dans
  les ports de l’Angleterre mais dans la nuit du 6 au 7
  mars 1744, une forte tempête d’équinoxe dispersa
  la flotte française réunie à Dunkerque, et l’expédi-
  tion fut contremandée103. La France ne désirant pas
  tenter une seconde expédition, le fils du Prétendant,
  Charles-Edouard, en conçut une lui-même et l’exé-
  cuta en 1745, afin de recouvrer l’héritage dont on
  avait dépouillé sa famille104. Le fils du Prétendant, à
  peine débarqué en Écosse, remportait quelques vic-
  toires sur les troupes anglaises, marchait sur Londres,
  et le 15 septembre 1745, Charles-Edouard était
  proclamé à Édimbourg, régent d’Angleterre et de
 
  103    J. Colin. Louis XV et les Jacobites. Paris, Chapelot, 1901,
  p. 144.
 
  104    A. Pichot. Histoire de Charles-Edouard. Paris, Ladvocat,
  1830, t. I, p. 264.
 
  54
  France105. La terreur à Londres fut extrême et le roi
  Georges II prêt à partir pour la Hollande106.
 
  On entreprit alors d’arrêter dans Londres certaines
  personnes suspectes ; toutefois, « ce n’est pas qu’on
  en ait trouvé en faute, mais sur les soupçons ordi-
  naires de Jacobisme107, » et comme le roi envisageait
  la suspension de la loi de l’Habeas corpus108, on com-
  mença à préparer les appartements de la Tour, pour
  recevoir ces suspects. La suspension de la loi fut votée
  le 29 octobre 1745 ; tous les étrangers furent traités
  comme des ennemis de l’État et l’on continua « à visi-
  ter les suspects pour savoir s’ils ont des armes et sur-
  tout ceux que l’on considère comme catholiques109 ».
  « C’est ainsi que l’autre jour [on était en décembre
  1745] on a arrêté un homme étrange qui est connu
  sous le nom de comte de Saint-Germain110. » On a
  prétendu que son arrestation fut le résultat d’une
 
  105    Le titre de régent de France était la suite d’un usage remon-
  tant à la guerre de Cent ans et prévalant encore à l’époque, qui
  laissait prendre au roi d’Angleterre, le titre de roi de France.
 
  106    Si Charles-Edouard eût continué sa marche sur Londres,
  il aurait pu s’en rendre maître, mais il rebroussa chemin sur
  Glascow et là fut battu par le duc de Cumberland à Culloden,
  le 16 avril 1746. Il se retira en Italie où il mourut le 31 janvier
  1788.
 
  107    Aff. Etrang. Londres, 420, fo 223.
 
  108    Cette loi fondamentale de l’Angleterre stipule que le roi ne
  peut faire emprisonner aucun citoyen sans qu’il soit interrogé
  dans les vingt-quatre heures et relâché sous caution jusqu’à ce
  que son procès soit fait.
 
  109    Aff. Etrang. Londres, 420, fo 362.
 
  110    Lettres d’H. Walpole, pp. 108-109.
 
  55
  cabale de gens jaloux, que, pour des motifs d’ordre
  privé, une lettre fut glissée à son insu dans sa poche.
  Cette lettre émanait soi-disant du fils du Prétendant,
  Charles-Edouard. « Le prince le remerciait chaleu-
  reusement de ses services et le priait de les lui conti-
  nuer111. » D’après notre chargé d’affaires à Londres,
  M. Chiquet, l’arrestation du comte eut lieu pour un
  tout autre motif : on le prit pour un espion à cause
  de son imprudence et de ses allures trop libres : « Les
  soupçons que l’on a sur son compte viennent de ce
  qu’il fait très bonne figure, qu’il reçoit de très grosses
  remises, paie bien un chacun et ne fait point crier
  après lui112
 
  Le comte de Saint-Germain ne fut pas « écroué à la
  prison de la maréchaussée sous l’inculpation de haute
  trahison113, » mais simplement « laissé dans son appar-
  tement à la garde d’un messager d’État, on ne lui a
  pas trouvé de papiers qui donnent le moindre indice
  contre lui114 ». M. André Lang prétend « avoir vaine-
  ment exploré toutes les collections publiques et pri-
  vées de papiers d’État, en quête d’une trace de l’arres-
  tation ou de l’interrogatoire de Saint-Germain115, » et
  pourtant M. Chiquet, notre envoyé à Londres en parle
  longuement dans sa lettre du 21 décembre 1745 : « Il
 
  111    Weekly Journal or British Gazetteer, de Read, 17 mai 1760.
 
  112    Aff. Etrang. Angleterre, 420, fo 513.
 
  113    Gentleman Magazine, 1745, p. 605.
 
  114    Aff. Etrang. Angleterre, 420, fo 513.
 
  115    Andrew Lang. Les Mystères de l’histoire. Trad. de l’Anglais
  par Teodor de Wyseva. Paris, Perrin, 1907, p. 213.
 
  56
  [le comte] fut interrogé par le secrétaire d’État [le duc
  de Newcastle] à qui il ne rendit pas de raisons aussi
  satisfaisantes qu’on l’aurait désiré, persistant à ne
  vouloir décliner son nom, ses qualités, etc., qu’au roi
  même, et ajoutant à cela dès qu’on a point de plainte
  fondée contre lui et qu’il ne se comporte point en ce
  pays contre les dispositions des lois, c’est agir ouverte-
  ment contre le droit des gens que d’ôter à un honnête
  homme étranger sans aucun prétexte la liberté116. »
  Comme on n’avait rien de répréhensible contre lui,
  on le relaxa, ce qui fit dire à Sir Horace Walpole que le
  comte « n’était pas un gentilhomme, parce qu’il reste
  et raconte qu’on l’a pris pour un espion117 ».
 
  Quel était donc le comte de Saint-Germain et que
  faisait-il à Londres ? « Il est là depuis deux ans et se
  refuse à dire qui il est, d’où il vient, mais admet qu’il
  ne porte pas son nom118. » Ainsi le titre que le comte
  porte n’est en réalité qu’un titre d’emprunt. Cette
  indication a pour nous une importance très grande.
  En effet, si on se rappelle la phrase que prête le land-
  grave de Hesse au comte de Saint-Germain : « Je
  me nommerai Sanctus Germanus, le saint frère », il
  y a là une coïncidence troublante. Il est donc avéré
 
  116    Aff. Etrang. Angleterre, 420, fo 513.
 
  117    Lettres d’H. Walpole, pp. 108-109. Horace Walpole dira que
  J.-J. Rousseau, lorsqu’il vint à Londres sur sa prière, « s’est
  affublé de toute la charlatanerie du comte de Saint-Germain,
  pour se rendre original et faire parler de lui ». Cf. Lettres à ses
  amis. Paris, Didier, 1872, p. 115.
 
  118    Lettres d’H. Walpole, pp. 109-109.
 
  57
  que le nom du comte est un pseudonyme comme en
  portaient à l’époque certains grands personnages
  lorsqu’ils voyageaient incognito.
 
  Le comte de Saint-Germain habitait Londres depuis
  deux ans, et cependant on ignorait tout de lui, bien
  que quelques-uns eussent cherché à percer le mystère
  qui l’enveloppait. Cependant, on le disait un riche gen-
  tilhomme « sicilien » et en cette qualité avait été admis
  auprès de la haute noblesse anglaise. « Il avait vu ce
  qu’il y avait de grands jusqu’au Prince de Galles119. »
  Cette indication est en tout cas une présomption en
  faveur des origines aristocratiques du comte.
 
  Parmi les personnes de haute naissance chez qui
  le comte avait été reçu, citons le duc de Newcastle,
  le secrétaire d’État aux Affaires étrangères qui l’avait
  interrogé lors de son arrestation et qui « savait, dit-
  on, qui était le comte120 » ; lord Holdernesse, ancien
  ambassadeur d’Angleterre à Venise, et sa femme,
  nièce de la princesse Palatine, duchesse d’Orléans ;
  Don Antoinio de Bazan y Melo, marquis de Saint-
  Gilles, ambassadeur espagnol à la Haye, venu à
  Londres en 1745, en mission spéciale ; le comte
  Danneskeold-Laurwig, chevalier-chambellan et ami-
  ral danois121 ; le major général Yorke et sa famille122 ;
 
  119    Aff. Etrang. Angleterre, 420, fo 513.
 
  120    Archives de Hollande, 18 avril 1760.
 
  121    Le comte de Saint-Germain avait fait don d’une épée à
  l’amiral ; celui-ci resta longtemps en correspondance avec lui.
  Lettre, 3 avril 1760, Cf. I. Cooper-Oakley, ouvr. cité, p. 267.
 
  122    Archives de Hollande, 4 avril 1760.
 
  58
  Andrew Mitchell, ambassadeur anglais à la cour de
  Prusse123, etc.
 
  Lorsque le comte de Saint-Germain vint en Angle-
  terre, il trouva les Anglais très passionnés de musique.
  Le goût de l’opéra et particulièrement de l’opéra ita-
  lien s’était développé à Londres124, grâce à l’appui du
  Prince de Galles, qui était un fervent de la musique. Il
  avait une salle privée, Albermarle Street, chez le comte
  de Grantham, son chambellan, chez qui il demeu-
  rait et où le soir après souper, il donnait des concerts
  avec des chanteurs italiens. Ce fut sans doute à une
  de ces soirées que le comte fit valoir ses talents pour
  le violon « dont il jouait merveilleusement bien125 ».
  Les auteurs contemporains affirment que, dans ses
  exercices les plus ordinaires, « un connaisseur pou-
  vait distinguer les tons séparés d’un quartette com-
  plet quand le comte se livrait à ses improvisations sur
  le violon126 ». Il composait avec une égale facilité et le
  même succès, et sa conversation était toujours rela-
  tive à cet art, « au langage duquel il empruntait mille
  termes figurés127 ».
 
  Le comte se rendait souvent, dans Grosvenor
  Street, chez lady Townshend, elle aussi fervente
 
  123    Andrew Mitchell. Memoirs and papers. Londres, 1850, t. II,
  p. 146-155.
 
  124    Albert Souries. Histoire de la Musique. Iles Britanniques,
  xviiie et xixe siècles. Paris, Libr. des Bibliophiles, 1906.
 
  125    Lettres de H. Walpole, pp. 108-109.
 
  126    T. P. Barnum, ouvr. cité, p. 302.
 
  127    London Chronicle, 3 juin 1760.
 
  59
  admiratrice des chanteurs italiens. « Cette dame joi-
  gnait à tant d’autres bonnes qualités un goût délicat
  pour la musique, si bien qu’on la prenait pour juge en
  la matière. Un jour de réception, le comte de Saint-
  Germain devait faire partie de la réunion, et dans la
  soirée, il arriva avec sa manière courtoise et à l’aise,
  mais avec plus de hâte qu’il n’est d’usage, et avec ses
  doigts sur ses oreilles, puis il se laissa tomber sur une
  chaise. Chacun sembla étonné de cette attitude, mais
  lorsqu’on lui demanda ce qu’il avait, il montra la rue,
  et dit : je suis étourdi par un plein chargement de dis-
  sonances128 ». En effet, au moment où le comte péné-
  trait chez lady Townshend, on venait de décharger,
  devant la porte de l’hôtel, un tombereau de pierres.
 
  Le comte de Saint-Germain était fort apprécié dans
  le monde musical de la capitale anglaise, et lorsque
  le compositeur allemand Gluck, alors au début de sa
  carrière, vint à Londres, accompagné de son bienfai-
  teur, le prince de Lobkovitz129, ce dernier, lui-même,
 
  128    London Chronicle, 31 mars 1760. Cette anecdote rappelle
  celle que Mercier, dans son Tableau de Paris, Paris, Pagnerre,
  1853, p. 163, attribue à Rameau. Celui-ci rendant visite à une
  dame, se lève tout à coup de sa chaise, prend un petit chien
  quelle avait sur ses genoux, et le jette, subitement par la
  fenêtre d’un troisième étage. La dame épouvantée : — Eh ! que
  faites-vous, Monsieur ? — Il aboie faux, dit Rameau, en se pro-
  menant avec l’indignation d’un homme dont l’oreille avait été
  déchirée.
 
  129    Le prince Joseph-Marie de Lobkowitz appartenait, à la
  branche aînée d’une des plus grandes familles nobles de
  Bohême. Il était grand trésorier héréditaire de la couronne.
 
  60
  grand amateur de musique, devint en peu de temps
  l’ami chaleureux du comte. Pour le remercier, celui-ci
  lui dédia sa seule œuvre didactique : Musique raison-
  née, selon le bon sens, aux Dames Anglaises qui aiment
  le vrai goût en cet art. L’ouvrage n’a pas été édité130.
 
  Ce manuscrit n’est pas l’unique œuvre du comte
  en musique ; le célèbre éditeur musical anglais,
  M. Walsh, qui demeurait dans le Strand, Catherine
  Street, publia, entre 1745 et 1765 une dizaine de par-
  titions et de mélodies qui témoignent du génie musi-
  cal de son auteur, et « de la merveilleuse excentricité
  comme de la beauté de ses conceptions131 ».
 
  Sur les trois premières compositions musicales
  publiées en 1745, deux sont des mélodies ; la pre-
  mière est écrite sur une poésie de l’Écossais William
  Hamilton : 0 wouldst thou know what sacred charms
  (Oh, si vous connaissiez les charmes de la félicité), et
  la seconde sur des vers du poète anglais Aaron Hill :
  Gentle love this hour befriend me (Que cette heure près
  de vous est douce). Quant à la troisième composition :
  The favorite songs ... in l’Incostanza Deluza (la perfide
  inconstance), la partition en a été faite sur le poème
  italien de G. Brivio ; elle comprend 20 pages132.
 
  130    Le manuscrit se trouve, paraît-il, dans la bibliothèque du
  vieux château de Raudnitz, en Bohême, propriété du prince
  Ferdinand de Lobkowitz. Cf. I. Cooper-Oakley, ouvr. cité, p. 52.
 
  131    T. P. Barnum, ouvr. cité, p. 303.
 
  132    Cette partition fut chantée par la Signora Frasi.
 
  61
  Nous donnons la reproduction des deux premières
  mélodies133.
 
  Les mélodies suivantes dont la musique et la poé-
  sie sont du comte de Saint-Germain parurent, soit
  en 1747 : The maid that’s made for dove (La servante
  changée en colombe) ; O wouldst thou know what kind
  of charm (Oh, si vous connaissiez son pouvoir char-
  meur), soit en 1748 : Jove, when he saw my Fanny’s face
  (Quelle joie quand il vit le visage ma Fanny).
 
  En 1755, le comte fit éditer la pièce de musique
  suivante Six Sonatas for two violins with a bass for
  harpsicord or violoncello, et une nouvelle mélodie sur
  une poésie de E. Waller134 : The self Banish’s (L’exilé
  volontaire). De même en 1760, on publia de lui : Seven
  solo for a violon et sa dernière mélodie : Chloé, or the
  musical magazine. Enfin, l’année 1765 vit paraître sa
  dernière partition, une comédie musicale faite en col-
  laboration avec le musicien Abel135 : The summer’s tale
  (Un conte d’été136).
 
  Durant le séjour du comte de Saint-Germain à
 
  133    Ces reproductions sont faites d’après les imprimés du Bri-
  tish Museum. O/N. 40716 p. 305-308.
 
  134    Edmond Waller, poète anglais, né le 3 mars 1605, à Coleshill
  (comté d’Herford), mort le 21 octobre 1687, à Beaconsfield.
 
  135    Charles-Frédéric Abel, musicien allemand, né à Goethen en
  1725, mort à Londres en 1782.
 
  136    On se rendra compte par cette énumération que la produc-
  tion musicale du comte de Saint-Germain fut importante. Il
  serait à souhaiter qu’un musicographe nous fasse plus ample-
  ment connaître ses rapports avec toutes les artistes anglais de
  l’époque, Arne et Burney et le maître allemand Haendel.
 
  62
  Londres, deux hommes d’un caractère bien diffé-
  rent s’y trouvèrent également. L’un était le Français,
  maréchal de Belle-Isle ; l’autre, le mystique suédois
  Swedenborg. M. de Belle-Isle et son frère avaient été
  arrêtés en décembre 1744, sur un territoire relevant
  du Hanovre et par suite de la couronne d’Angleterre,
  et conduits à Londres. Tous deux « demeuraient dans
  une maison à quelque distance de Windsor137, » mais
  « resserrés de très près dans leur appartement ; on ne
  leur permet de parler à personne ; on lit toutes leurs
  lettres avant de leur donner cours138 ». Ils demeu-
  rèrent là jusqu’au 13 août 1745. Nous avions cru un
  moment à une rencontre possible entre M. de Belle-
  Isle et le comte de Saint-Germain ; nous n’avons
  découvert aucun document à ce sujet.
 
  Quant à Swedenborg, si nous le mentionnons, c’est
  afin de relever une certaine phrase de M. Beaumont-
  Vassy, à propos de notre personnage : « Le comte de
  Saint-Germain chercha à copier Swedenborg139. » Que
  nous sachions, le comte n’a jamais prétendu avoir des
  visions140.
 
  Nous n’avons pu savoir à quel moment le comte de
 
  137    Aff. Etrang. Angleterre, 419, fo 199.
 
  138    Lettre de Champeaux, de Genève, 20 mars 1745, à M. Dr.
  Montaigu. Correspondance, Paris, Plon, 1915, p. 238.
 
  139    Beaumont-Vassy. Swedenborg ou Stockholm en 1756. Paris,
  Gosselin, 1842, p. 32.
 
  140    Swedenborg était à Londres en 1745 afin de mettre sous
  presse le IIIe volume de son important ouvrage sur le règne
  animal. Cf. Matter. Swedenborg. Paris, Didier, 1863, p. 106,
 
  63
  Saint-Germain quitta l’Angleterre ; nous croyons pou-
  voir supposer que ce fut au début de 1746, et qu’il prit
  le parti de retourner en Allemagne où il avait habité
  avant de venir à Londres, et ce, d’après son propre
  dire.
 
  64
  Quittant l’Angleterre en 1746, le comte de Saint-
  Germain se rendit, comme nous le verrons par la
  suite, en Allemagne, dans ses terres, où il séjourna
  jusqu’au début de 1758, et arriva à Paris, en février
  de la même année.
 
  À cette époque, la fortune de Mme de Pompadour,
  alors favorite de Louis XV depuis plus de treize ans,
  était à son apogée. Il ne convient pas, dans ce livre
  écrit en marge de la grande histoire de rappeler com-
  bien fut considérable l’influence de cette femme
  supérieure sur la marche des affaires de l’État. Cette
  influence explique tout naturellement la présence
  à la direction des Bâtiments du roi, c’est-à-dire à la
  surintendance des beaux-arts, du jeune frère de la
  favorite, le marquis de Marigny, lequel « ayant voyagé
  avec d’habiles artistes en Italie, et ayant acquis du
  goût et beaucoup plus d’instruction que n’en avait eu
  aucun de ses prédécesseurs141 » sut se faire apprécier
  de Louis XV. Toutefois malgré de grandes qualités
  de savoir et de discernement, le marquis de Marigny
  ne perdit jamais tout à fait une certaine rudesse de
  manières et une brusquerie native qui lui nuisirent
  auprès de ses contemporains.
 
  141 Mme du Hausset. Mémoires, mis en ordre par F. Barrière.
  Bruxelles, 1825, p. 84.
 
  65
  Le marquis dirigeait encore les manufactures du
  roi, et c’est à ce titre qu’il fut sollicité par le comte
  de Saint-Germain. En effet, ce dernier en avril 1758
  envoya une lettre à M. de Marigny, et cette lettre,
  des plus curieuses, nous montre un nouvel aspect de
  notre personnage142.
 
  Après avoir assuré le marquis de toute sa confiance,
  le comte s’exprime ainsi :
 
  « J’ai fait dans mes terres la plus riche et la plus rare
  découverte qu’on ait encore faite... J’y fais travail-
  ler avec une assiduité, une constance, une patience
  qui n’ont peut-être pas d’exemple, pendant près de
  vingt ans. Je ne dis rien des dépenses excessives que
  j’ai faites pour rendre ma trouvaille digne d’un roi ;
  rien non plus des peines, voiages, études, veilles et
  ce qu’elle m’a coûté. L’objet de tant de soins obtenu,
  je viens volontairement en offrir le profit au roi, mes
  seuls frais déduits, sans lui demander autre chose que
  la disposition libre d’une des maisons roiales, propre
  à y établir les gens que j’ai amenés d’Allemagne pour
  son service. Ma présence sera assez souvent néces-
  saire là où le travail se fera. De là la nécessité d’y trou-
  ver un logement tout prêt pour moi. Je me charge de
  tous les frais, tant de ceux qu’exigent les transports
  des matières toutes préparées, que de ceux du travail
  des couleurs qu’on tirera de ces matières préparées à
 
  142 Cette lettre, envoyée de Paris, indique l’heure à laquelle
  elle a été écrite « 9 h. du matin, ce mercredi ». Aff. Etrang.,
  France, 1360, fo 116.
 
  66
  deux cents lieues de Paris, en un mot, il n’en coûtera
  au roi qu’un logement meublé convenable à l’établis-
  sement prompt et solide que je viens lui proposer,
  et quelques arbres par an, moiennant quoi j’aurai la
  gloire et la satisfaction de remettre à S. M., mes droits
  indisputables sur la plus riche manufacture qui fût
  jamais, et en laisser tout le profit à son royaume.
 
  « Est-il nécessaire d’ajouter que j’aime sincère-
  ment le roi et la France ? peut-on se méprendre sur
  le désintéressement et la louabilité de mes motifs ? La
  nouveauté ne paraît-elle pas exiger un procédé tout
  particulier à mon égard ? Que S. M., que Mme de Pom-
  padour daignent considérer l’offre dans toutes ses
  circonstances, et l’homme qui la fait. Je n’ai plus qu’à
  me taire. Il y a un an que je parle de cela. Il y a trois
  mois que je suis à Paris. Je m’ouvre, Monsieur, à un
  homme droit et franc ; pourrais-je avoir tort143 ?... »
 
  Cette lettre [qui n’est qu’une copie qu’on nous dit
  authentique] est signée : Denis de S. M., Comte de
  Saint-Germain. C’est la première et la seule fois que
  nous voyons paraître ce nom. Les initiales sont-elles
  celles du patronyme du comte ou cachent-elles un
  autre pseudonyme ? nous l’ignorons ; constatons sim-
  plement le fait.
 
  Ce qui est plus certain c’est l’indication donnée par
  notre personnage de la possession en Allemagne d’un
  domaine dans lequel travaillent depuis une vingtaine
  d’années, des gens à ses gages en vue d’un procédé
 
  143 Citée en partie par E. Marquiset, ouvr. cité, pp. 81-82.
 
  67
  concernant les teintures. Ainsi le comte de Saint-Ger-
  main serait un savant chimiste possédant des biens en
  Allemagne. Ajoutons que cette indication sera corro-
  borée par d’autres faits que nous indiquons plus loin.
 
  Le marquis de Marigny accepta la proposition à lui
  faite par le comte de Saint-Germain. Il lui fit donc
  connaître qu’il mettait à sa disposition une partie du
  château de Chambord, alors inoccupé depuis la mort
  du neveu du maréchal de Saxe.
 
  Le 8 mai 1758, M. Collet, architecte et contrôleur
  des Bâtiments du roi, fit savoir au frère de la favo-
  rite que : « Le comte de Saint-Germain est arrivé ici
  samedi pour son second voyage qu’il fait à Chambord.
  J’ai fait préparer deux logements pour partie de son
  monde, ainsi que trois pièces de cuisines et offices, au
  rez-de-chaussée, pour ses opérations. Je n’ai rien eu à
  changer pour cela dans cette partie du château, sauf
  quelques réparations urgentes144. »
 
  Cette missive nous fournit la preuve que ce n’est
  pas Louis XV qui donna au comte de Saint-Germain
  le château de Chambord, comme on l’a prétendu145 ;
  c’est le marquis de Marigny qui prit sur lui de per-
  mettre au comte de se servir d’une partie des com-
 
  144    Arch, Nation. Blois, O1 1326, p. 399.
 
  145    Casanova. Mémoires. Paris, Garnier, s. d., t. IIII p. 362 : « Le
  roi lui avait donné un appartement à Chambord et cent mille
  livres pour la construction de laboratoire et le roi, par ses pro-
  ductions chimiques, devait faire prospérer toutes les fabriques
  de la France. » Voir aussi Comte de Lamberg, ouvr. cité, p. 81.
 
  68
  muns du château pour ses manipulations de matières
  colorantes.
 
  Le surlendemain, le comte revint à Paris, accompa-
  gné de M. Collet146, parce qu’il avait quelques arran-
  gements à effectuer, et ne retourna à Chambord que
  dans le courant d’août 1758147.
 
  Le comte de Saint-Germain, s’il avait obtenu en
  partie satisfaction, désirait vivement être reçu par
  le marquis de Marigny, aussi lui écrivit-il à nouveau
  le 24 mai 1758. Dans cette lettre, le comte se plaint
  douloureusement de « ce qu’on lui refuse la porte »
  et demande au marquis un moment d’audience « au
  nom de la justice et de l’humanité148 ».
 
  Cette seconde lettre n’eut pas, sans doute, le même
  sort que la première, et il est fort probable que le frère
  de la favorite, bien qu’étant d’une sécheresse admi-
  rablement persistante avec les personnes de grande
  qualité, se décida à recevoir le comte de Saint-Ger-
  main149, et à la suite de cette entrevue, le marquis,
  conquis par la singularité du savoir du comte, le pré-
  senta à sa sœur.
 
  Lorsque le comte de Saint-Germain fut présenté
  à Mme de Pompadour, celle-ci fut frappée par son
  air aristocratique « le comte paraissait avoir cin-
 
  146    Arch. Nation., Blois, O1 1326, p. 379.
 
  147    Arch. Nation., Blois, O1 1326 p. 395.
 
  148    Aff. Etrang. France, 1360, fo 116.
 
  149    Le marquis de Marigny habitait soit rue Saint-Thomas du
  Louvre, soit en son petit hôtel du 5, d’Anjou.
 
  69
  quante ans ; il avait l’air fin, spirituel, était mis très
  simplement, mais avec goût. Il portait aux doigts
  de très beaux diamants, ainsi qu’à sa tabatière et à
  sa montre150 ». Le comte sut certainement plaire à la
  favorite du roi et celle-ci intéressée comme l’avait été
  son frère le garda près d’elle un certain jour. Il y avait
  là M. de Gontaut, Mme de Brancas, et l’abbé de Ber-
  nis, ministre des affaires étrangères. À un moment
  donné, le roi entra, venant de ses appartements situés
  au premier étage, par l’escalier dérobé.
 
  La marquise de Pompadour présenta le comte de
  Saint-Germain au roi avec sa grâce accoutumée.
 
  Il est hors de doute que Louis XV questionna le
  comte de Saint-Germain sur ses origines. Les réponses
  de celui-ci durent être nettes et précises puisqu’on
  affirme que « le roi ne souffrait pas qu’on en parlât
  [du comte] avec mépris et raillerie151 ».
 
  Comme Louis XV avait naturellement quelque goût
  pour les sciences positives : l’astronomie, l’anatomie
  et la chimie, et que le comte, comme nous l’avons vu,
  pratiquait cette dernière science, on a prétendu que
  celui-ci avait monté au hameau de Trianon près de
  Versailles, un laboratoire où le roi « se distrayait à des
  expériences152 ».
 
  150    Mme du Hausset, ouvr. cité, p. 145.
 
  151    Mme du Hausset, ouvr. cité, p. 145. On sait qu’en fait de
  généalogie Louis XV possédait une mémoire extraordinaire et
  ne parlait pas au hasard. Cf. L. Perey. Figures du temps passé.
  XVIIIe siècle. Paris, Calmann-Lévy, 1900, p. 245.
 
  152    Edouard Maynial. Casanova et son temps. Paris, Mercure de
 
  70
  Le comte de Saint-Germain avait ses entrées fami-
  lières à Versailles chez la marquise de Pompadour.
  Auprès d’elle se tenait sa femme de chambre, Mme du
  Haussay des Demaines153 qui nous a laissé sur sa maî-
  tresse des Mémoires, dont l’authenticité ne fait aucun
  doute154.
 
  La marquise de Pompadour aimait la façon particu-
  lière avec laquelle le comte de Saint-Germain racon-
  tait l’histoire et l’interrogeait malicieusement :
 
      Comment était fait François Ier ? C’est un roi que
  j’aurais aimé.
 
      Aussi était-il très aimable, dit le comte ; et il
 
  France, 1890. À propos de ce laboratoire, nous avons consulté
  M. Mauricheau-Beaupré, conservateur des Trianons, qui avec
  obligeance a bien voulu nous faire part de ses recherches à ce
  sujet. « Si le fait est exact, le laboratoire dont il s’agit n’aurait
  pu trouver place que dans les dépendances de Trianon, et non
  pas dans le château lui-même ». Notre aimable correspon-
  dant ajoute : « que les recherches n’ont pas donné de résultat »
  (Lettre du 4 avril 1933).
 
  153    Nicolle Collesson, fille de François, maître corroyeur, et de
  Claudine Rollot, fille d’un marchand drapier de Vitry-le-Fran-
  çois, est né dans cette ville le 14 juillet 1713. Elle épousa le
  15 février 1734, Jacques-René du Haussay, écuyer, seigneur
  des Demaines, lequel mourut en 1743. Mme de Haussay des
  Demaines devint en 1747, femme de chambre de Mme de Pom-
  padour qu’elle avait connue dans sa jeunesse.
 
  154    On lira avec intérêt le livre de M. G. Saintville sur la
  confidente de Mme de Pompadour, Madame du Haussay des
  Demaines, Paris, Boivin, 1937, lequel, conçu méthodiquement,
  est d’une grande valeur par ses documents officiels. Mme du
  Haussay est morte le 4 juillet 1801, à l’âge de 88 ans après une
  vie pleine d’orages.
 
  71
  dépeignit ensuite sa figure et toute sa personne,
  comme l’on fait d’un homme qu’on a bien considéré.
  « C’est dommage qu’il fut ardent. Je lui aurais donné
  un bon conseil qui l’aurait garanti de ses malheurs... ;
  mais il ne l’aurait pas suivi, car il semble qu’il y ait
  une fatalité pour les princes qui ferment leurs oreilles,
  c’est-à-dire celles de leur esprit aux meilleurs avis,
  surtout dans les moments critiques.
 
      Et le connétable, dit Madame, qu’en dites-vous ?
 
      Je ne puis en dire trop de bien et trop de mal,
  répondit-il.
 
      La cour de François Ier était-elle fort belle ?
 
      Très belle, mais celle de ses petits-fils la surpas-
  sait infiniment ; et du temps de Marie-Stuart, et de
  Marguerite de Valois, c’était un pays d’enchantement,
  le temple des plaisirs ; ceux de l’esprit s’y mêlaient.
  Les deux reines étaient savantes, faisaient des vers, et
  c’était un plaisir de les entendre. »
 
  Madame lui dit en riant :
 
      « Il semble que vous ayez vu tout cela.
 
      J’ai beaucoup de mémoire, dit-il, et j’ai beaucoup
  lu l’histoire de France. Quelquefois je m’amuse non
  pas à faire croire, mais à laisser croire, que j’ai vécu
  dans les plus anciens temps155. »
 
  En effet, le comte de Saint-Germain « savait doser
  le merveilleux de ses récits, suivant la réceptivité de
 
  155 Mme du Hausset, ouvr. cité, pp. 142-143.
 
  72
  son auditeur156, » ce qui à notre avis est le propre d’un
  esprit supérieur157.
 
  Une certaine fable ayant trait à l’aspect physique
  du comte intriguait au plus haut point la société
  parisienne. Le bruit s’était répandu que celui-ci bien
  qu’ayant l’apparence d’un homme dans la force de
  l’âge était en réalité un vieillard âgé de plusieurs
  siècles, et la rumeur étant venue aux oreilles de
  Mme de Pompadour, celle-ci en fit la remarque au
  comte :
 
      « Mais enfin vous ne dites pas votre âge, et vous
  vous donnez pour fort vieux. La comtesse de Gergy
  qui était, il y a cinquante ans, je crois ambassadrice
  à Venise, dit vous y avoir connu tel que vous êtes
  aujourd’hui.
 
      Il est vrai, Madame, que j’ai connu, il y a long-
  temps, Mme de Gergy.
 
      Mais, suivant ce qu’elle dit, vous auriez plus de
  cent ans à présent ?
 
      Cela n’est pas impossible, dit-il en riant ; mais je
 
  156    Baron de Gleichen, ouvr. cité, p. 123.
 
  157    Selon E. Marquiset, ouvr. cité, p. 80, le comte de Saint-
  Germain « pour se faufiler au milieu de la cour de France,
  pour intéresser Mme de Pompadour, pour amuser — presque—
  Louis XV, sut utiliser sa physionomie d’homme brun bien
  conservé, sa science parfaite de l’histoire, sa connaissance pro-
  fonde de la crédulité humaine, enfin l’affirmation qui repré-
  sente le meilleur facteur de l’action suggestive, c’est à cette
  intelligence psychologique, plutôt qu’à un haut grade Maçon-
  nique, comme on l’a prétendu, qu’on doit attribuer l’influence
  exercée par Saint-Germain, sur les personnages de son siècle ».
 
  73
  conviens qu’il est encore plus possible que cette dame
  que je respecte, radote.
 
      Vous lui avez donné, dit-elle, un élixir surpre-
  nant par ses effets ; elle prétend qu’elle a longtemps
  paru n’avoir que vingt-quatre ans. Pourquoi n’en
  donneriez-vous pas au roi ?
 
      Ah ! Madame, dit-il avec une sorte d’effroi, que
  je m’avise de donner au roi une drogue inconnue, il
  faudrait que je fusse fou158. »
 
  En réalité, si Mme de Gergy a pu connaître le
 
  158 Mme du Hausset, ouvr. cité, p. 143. Si nous consultons les soi-
  disant Souvenirs sur Marie-Antoinette par la comtesse d’Adhé-
  mar, Paris, 1836, t. 1er, p. 297. Ce dialogue est ainsi rapporté :
  « La vieille sempiternelle comtesse de Georgy [pour Gergy], que
  certainement la mort avait oubliée sur la terre, disait devant
  moi au comte de Saint-Germain : — Il y a cinquante ans, j’étais
  ambassadrice à Venise, et je me rappelle vous y avoir vu avec le
  même visage ; un peu plus mûr peut-être, car vous avez rajeuni
  depuis lors. — Dans tous les temps, je me suis estimé heureux
  de pouvoir faire ma cour aux dames. — Vous vous nommiez à
  cette époque le marquis Balletti. — Et Madame la Comtesse de
  Georgy a encore la mémoire aussi fraîche qu’il y a cinquante
  ans. — Je dois cet avantage à un élixir que vous me donnâtes
  à notre première entrevue. Vous êtes réellement, un homme
  extraordinaire. — Ce marquis Balletti avait-il une mauvaise
  réputation ? — Au contraire, c’était un homme de fort bonne
  compagnie. — Eh bien ! puisque l’on ne se plaint pas de lui, je
  l’adopte volontiers pour mon grand-père. » Le folliculaire, le
  Sieur Lamothe Langon, a soin d’ajouter : « Je sais que depuis
  on a dénaturé ses réponses à la comtesse de Georgy ; je les rap-
  porte telles que je les ai entendues sortir de sa bouche ». Il est
  amusant de voir un pamphlétaire attaquer son alter ego, en
  l’espèce, Touchard-Lafosse, l’auteur des Chroniques de l’Œil-
  de-Bœuf, tout aussi fausses que les Souvenirs.
 
  74
  comte de Saint-Germain à Venise, ce n’est qu’entre
  les années 1723 à 1731, lorsque son mari, Jacques-
  Vincent Languet, comte de Gergy, était ambassadeur
  de France dans cette ville159.
 
  De même, on prétend « d’après des personnes
  dignes de foi » que Rameau aurait connu le comte
  à Venise, en 1710, « ayant l’air d’un homme de cin-
  quante ans160 »». Or, s’il est exact que Rameau fit un
  voyage en Italie, ce fut en 1701 et non en 1710, et
  même notre musicien, parti avec l’intention de visi-
  ter la péninsule italienne, « n’alla point au-delà de
  Milan161 ».
 
  La fable, dont il est question plus haut, était
  l’œuvre d’un « pantomime grimacier » lequel fai-
  sait partie d’une troupe d’amuseurs publics dirigés
  par un certain « comte » d’Albaret, Piémontais d’ori-
  gine, que les chroniques du temps disent « avoir (eu)
  beaucoup d’esprit ». Ce pantomime « être amphibie,
  moitié Français, moitié Anglais, quelquefois fripon,
  mystificateur, joueur, espion, parasite, et quoiqu’en
  dise tout Paris, ordinairement ennuyeux162, » était un
 
  159    Aff. Etrang. Italie, fo 177 à 185.
 
  160    Baron de Gleichen, ouvr. cité, p. 126.
 
  161    Michaud. Biographie universelle, Paris, 1824, t. 37, p. 28.
 
  162    De Luchet. Le vicomte de Barjac. Dublin et Paris, 1796, t. I,
  p. 38. D’après G. Desnoiresterres, ouvr. cité, p. 219 : « Lord Gor
  était un garçon aimant à dire et n’y regardant pas de fort près
  lorsqu’il s’agissait de persécuter le prochain : toutefois, malgré
  ses “noirceurs” il était recherché, et l’on estimait son caractère
  plus solide et consistant qu’on n’eût pu le croire sur ces échan-
  tillons d’une vie aussi étrange. »
 
  75
  Français, nommé Gauve, commis dans les fourrages,
  que l’on avait surnommé milord Gor (ou Gower ou
  Qoys), parce qu’il imitait les Anglais supérieurement.
  « Or, ce fut ce milord Gor que des mauvais plaisants
  menèrent dans les salons et ruelles du Marais sous le
  nom de M. de Saint-Germain, pour satisfaire la curio-
  sité des dames et des badauds de ce canton de Paris,
  plus aisé à tromper que le quartier du Palais-Royal ;
  ce fut sur ce théâtre que notre faux adepte se per-
  mit de jouer son rôle, d’abord avec un peu de charge,
  mais, voyant qu’on recevait tout avec admiration, il
  remonta de siècle en siècle jusqu’à Jésus-Christ163,
  dont il parlait avec une grande familiarité, comme s’il
  avait été sort ami. « Je l’ai connu intimement, disait-
  il, c’était le meilleur homme du monde, mais roma-
  nesque et inconsidéré ; je lui ai souvent prédit qu’il
  finirait mal. » Ensuite, notre acteur s’étendait sur les
  services qu’il avait cherché à lui rendre par l’inter-
  cession de Mme Pilate, dont il fréquentait la maison
  journellement. Il disait avoir connu particulièrement
  la sainte Vierge, sainte Elisabeth, et même sainte
  Anne sa vieille mère. « Pour celle-ci, ajoutait-il, je lui
  ai rendu un grand service après sa mort. Sans moi,
  elle n’aurait jamais été canonisée. Pour son bonheur,
  je me suis trouvé au concile de Nicée, et comme je
  connaissais beaucoup plusieurs des évêques qui le
 
  163 D’après C. Cantu. L’hérésie dans la Révolution. Paris, Le
  Clère, 1870, p. 45. « Le marquis (sic) de Saint-Germain avait
  connu David, avait assisté aux noces de Cana, chassé avec
  Charlemagne, bu avec Luther ».
 
  76
  composaient, je les ai tant priés, leur ai tant répété
  que c’était une si bonne femme, que cela leur coûte-
  rait si peu d’en faire une sainte, que son brevet lui fut
  expédié. » Cette facétie, répétée à Paris assez sérieu-
  sement, contribua à valoir à M. de Saint-Germain le
  renom de posséder une médecine qui rajeunissait et
  rendait peut-être immortel ; elle est aussi à l’origine
  du conte bouffon de la vieille femme de chambre
  d’une dame qui avait caché une fiole pleine de cette
  liqueur divine164 : « la vieille soubrette la déterra et en
  avala tant, qu’à force de boire et de rajeunir elle rede-
  vint petit enfant165 ». À moins qu’il ne faille chercher
  à cette histoire une autre explication que nous envi-
  sagerons dans la dernière partie de ce travail.
 
  Tandis qu’à Paris, on « mystifiait » notre per-
  sonnage, par contre à Versailles, le roi Louis XV et
  Mme de Pompadour le traitaient avec considération,
  et l’on assure que le comte de Saint-Germain passa
  quelques soirées presque en tête-à-tête avec le roi.
 
  164    D’après de Courchamps, ouvr. cité, t. IV, p. 115 « l’élixir
  de Saint-Germain était composé tout simplement d’aromates
  et d’or potable ». Cependant le Baron de Gleichen, ouvr. cité,
  p. 127, écrira : « je ne l’ai jamais entendu parler d’une méde-
  cine universelle ».
 
  165    Baron de Gleichen, ouvr. cité, pp. 125-126. La première ver-
  sion du conte bouffon est parue dans The London Chronicle,
  du 3 juin 1760, sans indication de nom, et répété par le Comte
  de Lamberg, ouvr. cité, p. 80, jusqu’à Stanislas de Guaita. Le
  Temple de Satan, Paris, 1891, p. 301, en passant par Roger de
  Beauvoir. Aventurières et courtisanes, Paris, 1856, avec des
  détails fantastiques.
 
  77
  C’est ainsi que Mme du Haussay rapporte une de leurs
  conversations :
 
  « M. de Saint-Germain dit un jour au roi :
 
      Pour estimer les hommes, il ne faut être ni
  confesseur, ni ministre, ni lieutenant de police.
 
  Le roi lui dit :
 
      Et roi ?
 
      Ah ! dit-il, Sire, vous avez vu le brouillard qu’il
  faisait il y a quelques jours, on ne voyait pas à quatre
  pas. Les rois, je parle en général, sont environnés de
  brouillards encore plus épais que font naître autour
  d’eux les intrigants, les ministres infidèles ; et tous
  s’accordent dans toutes les classes pour lui faire voir
  les objets sous un aspect différent du véritable166. »
 
  Le comte de Saint-Germain vint, « un jour où la
  cour était en magnificence, chez Madame [de Pom-
  padour], avec des boucles de souliers et de jarretières
  de diamants fins, si belles, que Madame dit qu’elle ne
  croyait pas que le roi en eût d’aussi belles. Il passa
  dans l’antichambre pour les défaire, et les apporter
  pour les voir de plus près ; et en comparant les pierres
  à d’autres, M. de Gontaut qui était là, dit qu’elles
  valaient au moins deux cent mille francs. Il avait ce
  jour même une tabatière d’un prix infini, et des bou-
  tons de manche de rubis qui étaient étincelants167. »
 
  « Quelques jours après, il fut question entre le roi,
 
  166    Mme du Hausset, ouvr. cité, pp. 179-180.
 
  167    Mme du Hausset, ouvr. cité, p. 145.
 
  78
  Madame, quelques seigneurs, et le comte de Saint-
  Germain, du secret qu’il avait de faire disparaître les
  taches des diamants. Le roi se fit apporter un diamant
  médiocre en grosseur, qui avait une tache. On le fit
  peser, et le roi dit au comte : « Il est estimé six mille
  livres, mais il en vaudrait dix sans la tache. Voulez-
  vous vous charger de me faire gagner quatre mille
  francs ? » Il l’examina bien, et dit : « Cela est possible,
  et dans un mois je le rapporterai à votre Majesté. — Le
  comte, un mois après, rapporta au roi le diamant sans
  tache il était enveloppé dans une toile d’amiante qu’il
  ôta. Le roi le fit peser, et à quelque petite chose près,
  il était aussi pesant. Le roi l’envoya à son joaillier,
  sans lui rien dire, par M. de Gontant, qui rapporta
  neuf mille six cents livres ; mais le roi le fit redeman-
  der, pour le garder par curiosité. Il ne revenait pas
  de sa surprise, et il disait que M. de Saint-Germain
  devait être riche à millions, surtout s’il avait le secret
  de faire avec de petits diamants de gros diamants. Il
  ne dit ni oui ni non ; mais il assura très positivement
  qu’il savait faire grossir les perles, et leur donner la
  plus belle eau168. »
 
  « Le comte de Saint-Germain étant venu chez
  Madame qui était incommodée, et qui restait sur sa
  chaise longue, lui fit voir une petite boîte qui contenait
  des topazes, des rubis, des émeraudes. Il paraît qu’il
 
  168 Mme du Hausset, ouvr. cité, p. 143-144. « On disait que le
  comte avait le secret de faire ces pierres avec de la cendre et de
  la poussière, » rapporte M. Capefique dans Madame de Pompa-
  dour, Paris, Amyot, 1858, p. 268.
 
  79
  y en avait pour des trésors. Madame m’avait appe-
  lée [c’est Mme du Haussay qui parle] pour voir toutes
  ces belles choses. je les regardai avec ébahissement,
  mais je faisais signe derrière à Madame que je croyais
  tout cela faux. Le comte ayant cherché quelque chose
  dans un porte-feuille, grand deux fois comme un étui
  à lunettes, il en tira deux ou trois petits papiers qu’il
  déplia, fit voir un superbe rubis, et jeta de côté sur la
  table avec dédain une petite croix de pierres blanches
  et vertes. Je la regardai, et dis : “Cela n’est pas tant à
  dédaigner”. Je l’essayai, et j’eus l’air de la trouver fort
  jolie. Le comte me pria aussitôt de l’accepter ; je refu-
  sai, il insista. Madame refusait aussi pour moi. Enfin,
  il pressa tant et tant que Madame, qui voyait que cela
  ne pouvait guère valoir plus de quarante louis, me fit
  signe d’accepter. Je pris la croix, fort contente des
 
  80
  belles manières du comte ; et Madame, quelques jours
  après lui fit présent d’une boîte émaillée sur laquelle
  était un portrait de je ne sais plus quel sage de la Grèce
  pour faire comparaison avec lui. Je fis, au reste, voir
  la croix, qui valait quinze cents francs. Il proposa à
  Madame de lui faire voir quelques portraits en émail
  de Petitot, et Madame lui dit de revenir après dîner
  pendant la chasse. Il montra ses portraits, et Madame
  lui dit : “On parle d’une histoire charmante que vous
  avez racontée il y a deux jours chez M. le Premier169 et
  dont vous avez été témoin il y a cinquante ou soixante
  ans”. Il sourit. M. de Gontaut et les dames arrivèrent,
  et on fit fermer la porte170. »
 
  À tout prendre, l’histoire en soi est banale. Elle
  se déroule en Hollande, à la Haye. Un jeune gen-
  tilhomme se fait passer auprès de l’ambassadeur
  d’Espagne, le marquis de Saint-Gilles171, pour le fils
  d’un grand d’Espagne, le comte de Moncade, et lui
  extorque une certaine somme d’argent pour les beaux
 
  169    On désignait ainsi l’écuyer qui était à la tête de la petite
  écurie du roi, par opposition au grand écuyer, appelé M. le
  Grand. À l’époque, la charge héréditaire était tenue par le
  marquis de Beringhen, lequel avait épousée Mlle d’Hautefort,
  fille de l’ambassadeur de France à Vienne. Le père du marquis,
  Henry de Beringhen a laissé une collection d’estampes artis-
  tiques et historiques qui figure au département des estampes à
  la Bibliothèque Nationale.
 
  170    Mme du Hausset, ouvr. cité, pp. 188-190.
 
  171    Le marquis de Saint-Gilles fut ambassadeur d’Espagne
  à La Haye de 1734 à 1746. Il mourut à Madrid en 1754. Aff.
  Etrang., Espagne, 393.
  yeux d’une jeune comédienne aussi rusée que le jeune
  gentilhomme172.
 
  Comme Mme du Haussay « affirme que l’histoire est
  vraie dans tous ses points » nous en concluons que
  le comte de Saint-Germain a connu les personnages
  qu’il met en scène et nous savons déjà que le comte de
  Saint-Germain et le marquis de Saint-Gilles sont des
  amis comme nous l’avons vu au chapitre premier173.
 
  172    Mme du Hausset, ouvr. cité, pp. 190-200. Une histoire
  identique, mais cette fois véridique, est relatée par le duc de
  Saint-Simon. En 1715, un prétendu marquis de Ruffec se fit
  passer pour le fils du duc. Mémoires, t. VII, p. 351. Madame
  de Pompadour, d’après madame du Haussay, avait eu l’idée
  de faire une comédie de cette aventure. Son idée fut réalisée
  par Ch. Aug. Sevrin qui écrivit : Le marquis de Moncade ou la
  comédie bourgeoise, un acte en prose mêlé de couplets. Paris,
  1811.
 
  173    Une seule erreur est à signaler dans le récit du comte.
  C’est que M. de Moncade qu’il donne sans enfant eut une fille
  de son mariage avec une descendante des comtes de Baños,
  ce que, peut-être M. de Saint-Germain ignorait. Saint-Simon,
  ouvr. cité, t. XII, p. 160. Jules Janin, dans un recueil de contes
  intitulé : Les Oiseaux bleus (Paris, Hachette, 1864), a repris
  l’anecdote sous le titre : Les Fausses confidences (pp. 301-345).
  Il prétend que cette historiette est un nouveau chapitre du
  roman de l’abbé Prévost : Manon Lescaut.
 
  82
  Mme d'Urfé et Casanova
 
  Le comte de Saint-Germain n’était pas seulement
  accueilli et consulté par le roi Louis XV et la marquise
  de Pompadour174, il avait aussi accès dans les meil-
  leures familles de la cour, et quoiqu’il acceptât les
  invitations à dîner qui lui étaient faites par ses amis
  « vivait d’un grand régime, ne buvant jamais en man-
  geant175 ». S’il s’asseyait à table, il refusait à peu de
  chose près les mets qu’on lui proposait, et se conten-
  tait de parler, ce qu’il faisait avec autant de grâce que
  de facilité.
 
  Il allait souvent passer la soirée chez la marquise
  d’Urfé, qui habitait, tout près de la rue des Saints-
  Pères, un élégant hôtel, sur le quai des Théatins,
  aujourd’hui quai Voltaire. La marquise occupait un
  riche appartement, où elle vivait somptueusement ;
  son salon était connu de tout Paris, et l’un des mieux
  fréquentés de la capitale, où chacun tenait à honneur
  d’être admis.
 
  La maison d’Urfé était l’une des plus anciennes,
  sinon des plus nobles et des plus puissantes de France,
 
  174    D’après M. Capefigue, ouvr. cité, p. 268 : « La Marquise
  consultait le comte de Saint-Germain, sinon comme un magi-
  cien à la baguette enchantée, au moins comme une de ces
  intelligences supérieures qui par l’étude des hommes et des
  situations pressentent l’avenir des âmes. »
 
  175    Baron de Gleichen, ouvr. cité, p. 127.
 
  83
  et nombre de ses membres occupèrent les plus hautes
  dignités.
 
  Jeanne Camus de Pontcarré, dernière marquise
  d’Urfé, avait à l’époque cinquante-trois ans : de taille
  élancée, très brune, un profil pur éclairé par de beaux
  yeux bleus, elle était encore séduisante ; avec cela,
  aimable, enjoué, très instruite, musicienne, la mar-
  quise charmait ses auditeurs.
 
  Un soir [mai 1758] que le comte de Saint-Ger-
  main était venu dîner chez Mme d’Urfé, le trop célèbre
  Casanova s’y trouvait. Qui ne connaît « cette canaille
  insigne176 » dont le but dans la vie fut de paraître, de
  briller et d’exploiter autrui. Malgré sa superbe, Casa-
  nova avoue qu’il fut étonné par le comte de Saint-
  Germain177. Celui-ci, ne mangeant pas, ne faisait que
  parler du commencement à la fin du repas. « Il est vrai
  qu’il était difficile, dit Casanova, de parler mieux que
  lui... Il avait un ton décisif, mais d’une nature si étu-
  diée qu’il ne déplaisait pas178, » et pour cette raison,
 
  176    Campigny des Bordes. Casanova et la marquise d’Urfé. Paris,
  Champion, 1932, p. 5.
 
  177    Casanova. Mémoires. Paris. Flammarion, s. d., t. III, p. 293.
  Ce mot dans la bouche de l’aventurier semble une anoma-
  lie, car lui-même ne dit-il pas : « Ma passion était d’étonner »,
  ouvr. cité, t. V, p. 324. Il ne faut pas ajouter trop de crédit à ces
  mémoires, il faut y discerner le vrai du faux, car on le prend
  à tout moment en flagrant délit d’erreur. Ainsi Casanova pré-
  tend qu’il rencontra le comte de Saint-Germain en 1757, et
  que madame d’Urfé, « détestait le comte ». Notre étude fait le
  point sur ces affirmations.
 
  178    Casanova, ouvr. cité, t. III, p. 292.
 
  84
  Casanova l’écouta avec la plus grande attention. En
  effet, on était fasciné par la conversation du comte :
  « Sur quelque sujet et sur quelque époque qu’on l’in-
  terrogeât, on était surpris de le voir connaître ou de
  lui entendre inventer une foule de choses vraisem-
  blables, intéressantes, et propres à jeter un nouveau
  jour sur les faits les plus mystérieux179. » C’était un
  émerveillement, même chez les plus sceptiques que
  de voir et d’entendre le comte, tandis que les hôtes
  silencieux faisaient honneur au repas.
 
  Le personnage du comte de Saint-Germain avait
  tellement surpris Casanova qu’il nous en a gardé le
  portrait suivant : « Il était savant, parlait parfaite-
  ment la plupart des langues ; grand musicien, grand
  chimiste, d’une figure agréable180. »
 
  Nous avons dit que la marquise d’Urfé était très
  savante. « Alors qu’elle était toute jeune fille, Mlle de
  Pontcarré avait déjà laissé deviner les tendances de
  son caractère à rechercher tout ce qui lui paraissait en
  dehors des lois naturelles, fort instruite, connaissant
  les arts d’agréments à la mode, jouant du clavecin
  comme un maître, elle n’avait aucune frivolité de son
  âge. Élevée à Rouen, elle avait lu toute la bibliothèque
  de son père, préférant surtout les livres qui traitaient
  des sciences cabalistiques, parlaient en détails des
  travaux du moyen âge, des études récentes des alchi-
 
  179    G. Sand. La comtesse de Rudolstadt. Paris, Lévy, 1857, t. I,
  p. 23.
 
  180    Casanova, ouvr. cité, t. III, p. 292.
 
  85
  mistes célèbres en indiquant de précieuses recettes
  pour la fabrication des philtres enchanteurs181. »
  Ayant hérité la précieuse bibliothèque littéraire des
  seigneurs d’Urfé, « elle l’avait soigneusement conser-
  vée et même enrichie de nombreux manuscrits très
  rares lui ayant coûté plus de 100.000 livres182 » consa-
  crés uniquement à l’art chimique.
 
  « Dans une partie plus retirée de ses appartements,
  elle possédait un vaste laboratoire de chimie où
  étaient entassés des creusets, des alambics, des cor-
  nues, des fourneaux de toutes formes nécessaires aux
  mystérieuses préparations auxquelles elle se livrait.
  C’est dans ce lieu discret, son temple ainsi qu’elle le
  nommait, toujours et soigneusement fermé pour les
  vulgaires, prudemment ouvert à quelques initiés,
  qu’elle passait chaque jour de longues heures, tout
  entière à ses travaux sur les propriétés balsamiques
  des plantes en vue de la composition d’une sorte
 
  181    David de Saint-Georges, Achille-François de Lascaris d’Urfé,
  marquis du Chastelet (1759-1794). Dijon, Darantière, 1896,
  pp. 167-168.
 
  182    David de Saint-Georges, ouvr. cité, p. 165. Parmi les manus-
  crits de Madame d’Urfé, signalons la première traduction
  française du célèbre ouvrage allemand d’alchimie, de Favrat,
  intitulé : Aurea Catena Homéri (La Chaine d’or d’Homère),
  traduction faite spécialement pour la marquise par un nommé
  Sitandre (?), en 1749. Ce précieux manuscrit a fait partie de la
  bibliothèque Ouvaroff. Une copie de cette traduction a figuré
  au catalogue Dorbon (Bibl. esoterica, no 675). Cette traduc-
  tion est, dit-on, plus correcte que celle du Dr Dufournel, parue
  sous le titre : La Nature dévoilée, Paris, Edme, 1772. 2 vol. in-8.
 
  86
  d’élixir de longue vie, duquel elle attendait des effets
  surprenants183. »
 
  On connaît la folle comédie jouée par Casanova à
  Mme d’Urfé par laquelle celle-ci devint la dupe du pra-
  ticien de l’escroquerie à la magie. Il lui persuada que
  pour obtenir l’union avec les esprits élémentaires, il
  fallait se prêter à une hypostase, c’est-à-dire au pas-
  sage de l’âme dans le corps d’un enfant mâle, né de
  l’union philosophique d’un immortel avec une mor-
  telle. En réalité, cette expérience n’était qu’un sub-
  terfuge de Casanova lequel soutira à Mme d’Urfé une
  fortune rondelette ; celle-ci mourut persuadée qu’elle
  portait dans son sein l’enfant miraculeux sous la
  forme duquel elle devait revivre.
 
  À l’encontre de Casanova184, le comte de Saint-
  Germain observa auprès de la marquise d’Urfé une
  grande prudence et jamais ne se prêta au moindre rôle
  de devin ou de prophète185. Du reste, rien n’a été dit
 
  183    David de Saint-Georges, ouvr. cité, pp. 165-166. D’après
  Casanova, Mémoires, t. III, p. 285, la marquise d’Urfé, avait
  « un athanor vivant depuis quinze ans ». Cette énormité est
  bien digne de la plume de son auteur.
 
  184    « Cet aventurier, âme vénale, dont l’écriture démontre la
  vulgarité, qui s’étale basse, mesquine, et léchante ». Cf. Aruss.
  La graphologie simplifiée. Paris, 1899, p. 49.
 
  185    On lit dans la Correspondance mystique de J. Cazotte avec
  Laporte et Pouteau. Paris, Lerouge, an VI, p. 99 : « La marquise
  d’Urfé fut une des premières qui fit courir après moi, quand
  j’eus fait prendre l’air au scientifique ouvrage du Diable amou-
  reux », ce qui s’apparente très bien avec cette autre observa-
  tion : « Je connais une marquise qui a dépensé plus de 50.000
 
  87
  sur leurs relations, sauf une historiette « venimeuse »
  qui n’a même pas le mérite d’être curieuse. Un soir
  de réception chez la marquise, le comte s’y trouve.
  Entendant prononcer le nom de Créquy, il narre ses
  rapports, pendant la première session du Concile de
  Trente, avec le cardinal de Créquy, évêque de Rennes.
  — Pardon, évêque de Nantes, ratifie une invitée. Le
  comte se fâche et demande à la dame son nom. « Devi-
  nez ». Ne pouvant le dire, il répond : « Vous portez un
  nom dont la racine est cufique, hébraïque et samari-
  taine, un nom dépouillé, précipitable ! C’était la mar-
  quise de Créquy186. »
 
  Casanova a dit dans ses Mémoires que la marquise
  d’Urfé détestait le comte de Saint-Germain187, ce qui
  nous paraît quelque peu étonnant quand on sait que
  le seul portrait existant du comte a fait partie du cabi-
  net de Mme d’Urfé188.
 
  Le comte y semble avoir de 30 à 40 ans ; il est de
  face, en justaucorps à brandebourgs, bordé de four-
  rures et comportant de grandes manches fourrées ;
  une cravate à jabot de dentelles s’échappant de son
  gilet déboutonné jusqu’à la cinquième boutonnière.
 
  ducats pour voir le diable ». Caraccioli. L’Univers énigmatique.
  Avignon, 1759, p. 132.
 
  186    De Courchamps, ouvr. cité, pp. 266-269.
 
  187    Casanova, ouvr. cité, t. V, p. 399.
 
  188    T. P. Barnum, ouvr. cité, p. 302, prétend qu’il existe un vieux
  portrait du comte de Saint-Germain à Friersdor, en Saxe (pour
  Triesdorf, en Bavière), dans les appartements qu’il occupa une
  fois. Or, c’est le lieutenant-général de Saint-Germain qui vint
  dans cette ville.
 
  88
  Visage ovale et glabre, aristocratique, intelligent et
  fin, légèrement tourné à gauche. Beaucoup de mys-
  tère et de raillerie, s’échappe de son regard perçant un
  peu à droite, au-dessus d’un nez qui pointe droit vers
  le menton189. Nous pensons que ce portrait a été peint
  par le comte Rotari, ami du comte de Saint-Germain,
  dont nous parlerons plus loin, et donné à Mme d’Urfé
  par notre personnage peu avant son départ pour La
  Haye, au début de 1760.
 
  Ce ne fut pas la seule fois que le comte de Saint-
  Germain et Casanova se rencontrèrent. Ils se revirent
  chez le fermier général, M. de la Pouplinière. Ce der-
  nier habitait l’été le château de Passy, ancien château
  de Boulainvilliers, situé sur le chemin d’Auteuil à
  Passy. M. de la Pouplinière était très riche ; cultivant
  la poésie et le dessin ainsi que la musique, il était dans
  ce dernier art un amateur possédant quelque talent.
  Il consacra à la musique une partie de sa fortune et
  fut très généreux envers les artistes.
 
  Dans le salon du château de Passy se coudoyaient
  gens de cour, gens du monde, gens de lettres, artistes,
  acteurs et actrices. M. de la Pouplinière avait à sa
  disposition un théâtre spacieux, les premiers talents
  des théâtres, chanteuses et danseuses de l’Opéra et
  un orchestre excellent dirigé soit par Gossec, un des
  meilleurs artistes du temps, soit par Gaffre, un har-
  piste incomparable. Les concerts se tenaient dans la
 
  189 Cf. Firmin-Didot. Les graveurs de portraits en France.
  Paris, 1875-1877, t. II, no 2322.
 
  89
  grande galerie ; ils étaient très goûtés de l’assistance
  nombreuse et choisie.
 
  Le comte de Saint-Germain qui était, nous l’avons
  déjà montré, un brillant violoniste pouvait aller à
  Passy autant comme virtuose que comme invité. Il
  avait été présenté à M. de La Pouplinière par le comte
  de Wedel-Fries, ambassadeur du Danemark, grand
  ami du fermier-général190. Au souper qui suivit le
  concert, le comte de Saint-Germain soutint la conver-
  sation avec beaucoup d’esprit et de noblesse191.
 
  Il ne faudrait pas croire que le comte oubliait le
  motif réel ou apparent de son voyage en France. Il
  s’occupait activement de la future fabrique de cou-
  leurs de Chambord. C’est ainsi qu’au cours d’un
  voyage dans cette ville, le comte de Saint-Germain fit
  la connaissance de l’abbé Tascher de la Pagerie, cha-
  noine de la cathédrale, ami du marquis de Marigny,
  lequel était gouverneur de Blois. L’abbé de la Pagerie
  écrivait à M. de Marigny à la date du 12 août 1758 :
  « On attend incessamment M. de Saint-Germain qui
  excite la curiosité dans le pays ; je me suis trouvé deux
  fois à dîner avec lui. Il me paraît avoir beaucoup de
  connaissances et raisonner par principes192, » et comme
  l’abbé s’étonnait de voir le comte à Chambord, le mar-
  quis de Marigny lui répondit de Versailles, le 2 sep-
  tembre 1758 : « Il est vrai que le roi a accordé à M. de
 
  190    Georges Cocuel. La Pouplinière et la musique de chambre.
  Paris, Fischbacher, 1933, p. 224.
 
  191    Casanova, ouvr. cité, t. III, p. 387.
 
  192    Arch. Nation. Blois, O1 1326, p. 315.
 
  90
  Saint-Germain un logement au château de Chambord.
  Vous avez raison de dire que c’est un homme de mérite,
  j’ai eu lieu de m’en convaincre dans les entrevues que j’ai
  eues avec lui et on espère de la supériorité de ses lumières
  des avantages réels193. »
 
  On remarquera par ces lettres combien était
  grande l’estime et la confiance témoignées au comte
  de Saint-Germain.
 
  Cependant le transport des matières nécessitées
  pour la fabrication des couleurs n’ayant pu, croyons-
  nous, s’effectuer d’Allemagne en France, le comte
  revint à Chambord en décembre 1758, accompagné
  de deux gentilshommes, afin d’aviser194. Que fut-il
  décidé, nous l’ignorons ; ce qui est certain, c’est que le
  comte de Saint-Germain ne revint plus à Chambord195.
 
  Le comte avait laissé au château les gens qu’il
  avait amenés pour faire le travail de manipulation
  des matières colorantes. Ce n’est que le 21 mai 1760
  qu’une décision intervint à leur sujet. Le comte de
  Saint-Florentin, ministre de la maison du roi écrivit à
 
  193    Arch. Nation. Blois, O1 1326, p. 395.
 
  194    Arch. Nation. Blois, O1 1326, p. 392.
 
  195    Nous avons relevé dans une revue le curieux (!) renseigne-
  ment suivant : « À Chambord, le comte avait réuni un groupe
  d’étudiants dans son laboratoire, parmi lesquels le baron de
  Gleichen, la marquise d’Urfé et la princesse d’Anhalt, mère de
  la grande Catherine ». Théosophie, no 8, 21 avril 1938, p. 179,
  auteur : Geoffrey West. Dans un catalogue, nous avons trouvé
  l’indication d’un manuscrit : Progression de l’œuvre minérale,
  accompagné de cette note : « ce même secret a été trouvé dans
  le cabinet de M. de Saint-Germain, à Chambord ».
 
  91
  M. de Saumery, gouverneur du château « de bien vou-
  loir avertir ces gens de se retirer, parce qu’ils sont inu-
  tiles et que personne n’a rien à leur donner196 ». En effet,
  à cette date le comte de Saint-Germain n’était plus en
  France mais en Hollande, comme on le verra ci-après.
 
  196 Arch. Nation. Blois, O1 412, p. 634.
 
  92
  Les talents de M. de Saint-Germain
 
  En 1759, le comte de Saint-Germain habitait
  à Paris, au 101 de la rue Richelieu, en l’hôtel de la
  veuve du chevalier Lambert, son banquier197.
 
  Parmi les personnes reçues par la veuve du cheva-
  lier Lambert se trouvait le baron de Gleichen, de pas-
  sage à Paris, au titre d’envoyé du margrave de Bay-
  reuth, avec lequel il venait de parcourir toute l’Italie.
  C’était la seconde fois que la veuve du chevalier
  Lambert le recevait, M. de Gleichen étant déjà venu
  à Paris en 17 5 3198. Il nous a laissé de sa rencontre
  avec le comte de Saint-Germain, un récit tout à fait
  typique : « Je vis entrer un homme de taille moyenne,
  très robuste, vêtu avec une simplicité magnifique et
  recherchée. Il jeta son chapeau et son épée sur le lit
  de la maîtresse du logis, se plaça dans un fauteuil
  près du feu et interrompit la conversation en disant
  à l’homme qui parlait : « Vous ne savez pas ce que
 
  197    Lefeuve. Les anciennes maisons de Paris. Paris, Reinwald,
  1875, t. II, p. 366.
 
  198    Charles-Henri de Gleichen, né en 1735 à Nemersdorf, près
  de Bayreuth, mourut à Ratisbonne, le 5 avril 1807. Après avoir
  été au service du margrave de Bayreuth et à celui du Dane-
  mark, il se livra à l’étude. Ses deux principaux ouvrages sont :
  Metaphysische Ketzereien (Les Hérésies métaphysiques) trad.
  en français sous le titre d’Essais Théosophiques, Paris, 1792,
  et ses Souvenirs.
 
  93
  vous dites, il n’y a que moi qui puisse parler sur cette
  matière, que j’ai épuisée tout comme la musique que
  j’ai abandonnée, ne pouvant plus aller au-delà199. »
 
  D’après ce que nous savons du comte, de ses façons
  courtoises et polies de se présenter et de parler, le
  récit du baron de Gleichen nous paraît suspect. En
  effet, parmi ses contemporains, M. de Gleichen avait
  une réputation bien assise, laquelle a été définie par
  Mme du Deffand. « Son défaut c’est d’être menteur
  au suprême degré non qu’il déguise la vérité mais il
  l’altère200, » et confirmée par Louis Claude de Saint-
  Martin : « C’est un homme qui donnerait trente véri-
  tés pour un mensonge 201
 
  Quoi qu’il en soit, le comte de Saint-Germain et
  M. de Gleichen devinrent amis puisque ce dernier
  note : « Je l’ai suivi pendant six mois avec l’assiduité
  la plus soumise202. »
 
  199    Baron de Gleichen, ouvr. cité p. 121. Quelques lignes plus
  loin M. de Gleichen affirme que le comte de Saint-Germain fai-
  sait la cour à une des filles de la veuve du chevalier Lambert.
 
  200    Mme du Deffand. Correspondance avec le duc de Choiseul.
  Paris, Lévy, 1887, t. I, p. 232.
 
  201    L. Cl. de Saint-Martin. Correspondance. Paris, 1862, lettre
  LI.
 
  202    Baron de Gleichen, ouvr. cité, p. 123. D’après Lamothe-
  Langon, le comte de Saint-Germain « avait deux valets de
  chambre ; l’un le servait depuis cinq cents ans, et l’autre, pari-
  sien consommé, connaissait la cour et la ville. De plus, sa mai-
  son se composait de quatre laquais, en livrée couleur de tabac
  d’Espagne, collet et manchettes bleues avec des galons d’or. Il
  prenait une voiture de louage à raison de cinq cents francs par
  mois ». ouvr. cité, t. I, p. 297.
 
  94
  Le comte avait réuni chez la veuve du chevalier
  Lambert un certain nombre de tableaux ; il les mon-
  tra à M. de Gleichen en lui disant que certainement
  il n’en avait pas vu de pareils en Italie durant son
  voyage : « Effectivement il me tint presque parole, car
  les tableaux qu’il me fit voir étaient tous marqués à
  un coin de singularité ou de perfection qui les rendait
  plus intéressants que bien des morceaux de la pre-
  mière classe, surtout une sainte famille de Murillo,
  qui égalait en beauté celle de Raphaël à Versailles203. »
 
  Le comte fit de même admirer à M. de Gleichen :
  « une quantité de pierreries et surtout des diamants
  de couleur, d’une grandeur et d’une perfection
  surprenantes ».
 
  « Je crus voir, dit ce dernier, les trésors de la lampe
  merveilleuse. Il y avait, entre autres, une opale d’une
  grosseur monstrueuse et un saphir blanc204 de la taille
  d’un œuf, qui effaçait par son éclat celui de toutes les
  pierres de comparaison que je mettais à côté de lui.
  J’ose me vanter de me connaître en bijoux, et je puis
  assurer que l’œil ne pouvait découvrir aucune raison
 
  203    Baron de Gleichen, ouvr. cité, p. 122. D’après M. Capefique,
  dans Madame de Pompadour, p. 268, le comte de Saint-Ger-
  main « avait réuni la plus belle collection de tableaux de l’école
  flamande et surtout de l’école espagnole ; le premier il en fit
  connaître les beautés et la valeur. Il donna au cabinet du roi des
  toiles de Velasquez et de Murillo d’une admirable couleur ».
 
  204    Le comte de Saint-Germain connaissait sans doute les indi-
  cations données par J. Cardan dans son VIIe livre des Subtilités,
  pour donner aux pierres précieuses une limpidité semblable à
  celle du diamant.
 
  95
  pour douter de la finesse de ces pierres, d’autant plus
  qu’elles n’étaient point montées205. »
 
  M. de Gleichen ajoute que le comte « possédait plu-
  sieurs secrets chimiques, surtout pour faire des cou-
  leurs, des teintures et une espèce de similor d’une
  rare beauté. Peut-être même était-ce lui qui avait
  composé ces pierreries dont j’ai parlé, et dont la
  finesse ne pouvait être démentie que par la lime ».
 
  Dans le même temps que M. de Gleichen quittait
  Paris pour le Danemark, le comte de Saint-Germain
  connut celle qui fut plus tard Mme de Genlis.
 
  Stéphanie-Félicité du Crest est née le 25 janvier
  1746 « dans une petite terre de Bourgogne, près d’Au-
  tun206 ». Reçue à l’âge de sept ans, chanoinesse du
  chapitre noble d’Alix, proche de Lyon, Mlle du Crest,
  selon les prérogatives du chapitre, prit le titre de
  comtesse de Lancy, son père étant seigneur de Bour-
  bon-Lancy. Sa jeunesse fut un enchantement : « Le
  matin, dit-elle, je jouais un peu de clavecin et je chan-
  tais ; ensuite j’apprenais mes rôles (car elle jouait la
  comédie), et puis je prenais ma leçon de danse, et je
  tirais des armes ; après, je lisais jusqu’au dîner207... »
  Grâce à cette excellente éducation, elle sut se créer
 
  205    Baron de Gleichen, ouvr. cité, p. 123.
 
  206    Mme de Genlis. Mémoires. Paris, Firmin-Didot, 1928, t. I,
  p. 3.
 
  207    Mme de Genlis, ouvr. cité, t. I, p. 15. Au xvme siècle, le dîner
  correspondait à notre déjeuner d’aujourd’hui, et le souper à
  notre dîner.
 
  96
  une place à part lorsqu’elle vint à Paris, après que son
  père se fut ruiné en de mauvaises spéculations.
 
  La comtesse de Lancy venait d’avoir treize ans
  lorsqu’elle vint passer, avec sa mère, l’été de 1759, à
  Passy, chez le fermier général, M. de la Pouplinière :
  « C’était, dit-elle, un vieillard de soixante-six ans,
  d’une santé robuste, d’une figure douce, agréable et
  spirituelle208, » et elle ajoute naïvement : « qu’elle fut
  fâchée de n’avoir pas trois ou quatre ans de plus, car
  je l’admirais tant que j’aurais été charmée de l’épou-
  ser209. » Cependant le fermier général ne fut pas
  étranger au changement de situation de sa protégée
  qui parvint par la suite au faîte des honneurs.
 
  Dans un chapitre précédent, nous avons vu que le
  comte de Saint-Germain était reçu chez M. de la Pou-
  plinière. Ce fut donc dans le salon du grand seigneur
  de la finance qu’eurent lieu les rencontres de la jeune
  comtesse, devenue Mlle de Saint-Aubin, avec « le per-
  sonnage très singulier qu’elle vit presque tous les
  jours, pendant plus de six mois210 ».
 
  « Ce personnage extraordinaire pour qui elle a
  conservé beaucoup d’intérêt211 » a excité au plus haut
  point la curiosité de la jeune du Crest, et si elle voit
  en lui « un charlatan, ou du moins, un homme exalté
  par quelques secrets particuliers qui lui avaient pro-
 
  208    Mme de Genlis, ouvr. cité, t. I, p. 19.
 
  209    Mme de Genlis, ouvr. cité, t. I, p. 19.
 
  210    Mme de Genlis, ouvr. cité, t. I, p. 25.
 
  211    Mme de Genlis, ouvr. cité, t. I, p. 29.
 
  97
  curé une santé très robuste et une vie plus longue
  que la vie ordinaire de l’homme212, » puisque le comte
  paraissait avoir à l’époque tout au plus quarante-cinq
  ans, bien qu’il eût certainement un âge plus avancé,
  elle avoue qu’elle a été subjuguée par « cet homme
  si extraordinaire par ses talents et par l’étendue de
  ses connaissances, et par tout ce qui peut mériter la
  considération personnelle, le savoir, des manières
  nobles et sérieuses, une conduite exemplaire, la
  richesse et la bienfaisance213 ».
 
  Cette admiration que Mlle du Crest éprouve pour le
  comte de Saint-Germain est à nouveau confirmée par
  les lignes suivantes : « Il montrait les meilleurs prin-
  cipes, il remplissait avec exactitude tous les devoirs
  extérieurs de la religion, il était fort charitable, et
  tout le monde s’accordait à dire qu’il avait les mœurs
  les plus pures214. Enfin tout était grave et moral dans
  son maintien et dans ses discours215. »
 
  212    Mme de Genlis, ouvr.cité, t. I, p. 27. M. A. Marquiset dans
  Feuilles d’Histoire, no 1, juillet 1913, p. 19, dit : « pratiquant
  une hygiène raisonnée fort inconnue à cette époque, repous-
  sant les tentations charnelles et gastronomiques, le comte sut
  conserver un aspect juvénile jusqu’à un âge avancé ».
 
  213    Mme de genlis, ouvr. cité, t. I, p. 27. Louis Béraldi dans Le
  passé du Pyrénéisme, notes d’un bibliophile. Paris, 1919, écrit
  p. 37, que le comte est « un monsieur remarquablement fin,
  distingué, causeur éblouissant, qui a un succès immense ».
 
  214    Baron de Gleichen, ouvr. cité, p. 128, avance que le comte
  de Saint-Germain prônait la doctrine de Lucrèce, qui est la
  négation de la divinité et la jouissance des plaisirs sensuels.
 
  215    Mme de Genlis, ouvr. cité, t. I, p. 26.
 
  98
  De même que Casanova, la future Mme de Genlis
  nous a laissé un portrait du comte, mais ce portrait
  est moins banal et plus caractéristique : « Il était un
  peu au-dessous de la moyenne, bien fait et marchant
  fort lestement ; ses cheveux étaient noirs, son teint
  fort brun, sa physionomie très spirituelle, ses traits
  assez réguliers216. » C’est ce que confirment M. de
  Gleichen et Mme du Haussay. Si nous comparons ce
  portrait qui nous semble exact, avec celui tracé par
  C. de Courchamps, on demeure étonné d’apprendre
  que le comte avait le regard arrogant... qu’il portait
  « une forêt de cheveux blancs, la plus belle barbe et
  les sourcils de même217 ». Ce qui est certain, c’est que
  d’après la gravure de N. Thomas, le comte est glabre.
  De son côté, Lamothe-Langon nous décrit notre per-
  sonnage sous l’aspect le plus flatteur : « Il avait une
  taille cambrée et gracieuse, les mains délicates, le
  pied mignon, la jambe élégante que faisait ressortir
  un bas de soie bien tendu. Le haut-de-chausse, fort
  étroit, laissant aussi deviner une rare perfection des
  formes ; son sourire montrait les plus belles dents du
  monde, une jolie fossette ornait le menton218. » Nous
  compléterons ce portrait par la description de M. de
  Gleichen qui le montre : « vêtu avec une simplicité
  magnifique et recherchée » et de Mme du Haussay qui
 
  216    Mme de Genlis, ouvr. cité, t. I, p. 26. Seul, M. Dufort de
  Cheverny, dans ses Mémoires. Paris, Plon, 1909, t. I, p. 56, lui
  donne une figure très commune.
 
  217    Mme de Créquy, ouvr. cité, t. II, p. 269.
 
  218    Lamothe-Langon, ouvr. cité, t. I, pp. 294-295.
 
  99
  l’a vu plusieurs fois : « mis très simplement, mais avec
  goût » tandis que l’ironiste C. de Courchamps l’a vu
  « habillé comme au temps du roi Guillemot219 ».
 
  Mlle du Crest eut de longues conversations avec
  le comte de Saint-Germain ; celui-ci « parlait parfai-
  tement le français sans aucun accent » ; par contre,
  M. de Gleichen assure que le comte parlait notre
  langue « avec un accent piémontais220 », tandis que
  C. de Courchamps prétend que cet accent était alsa-
  cien221, mais tous les trois s’accordent pour nous dire
  qu’il parlait l’anglais, l’italien, l’espagnol, langues
  auxquelles il faut ajouter le portugais, et l’allemand
  d’après M. de Gleichen222. Quel que fût l’accent avec
  lequel le comte parlait notre langue, il fut un cau-
  seur séduisant ; Mlle du Crest qualifie sa conversation
  d’« instructive et amusante ; il avait beaucoup voyagé
  et il savait l’histoire moderne avec un détail étonnant,
  ce qui a fait dire qu’il parlait des plus anciens per-
  sonnages comme ayant vécu avec eux ; mais je ne l’ai
  jamais rien entendu dire de semblable223 », et la jeune
 
  219    Mme de Créquy, ouvr, cité, t. II, p. 267.
 
  220    Baron de Gleichen, ouvr. cité, p. 128.
 
  221    Mme de Créquy, ouvr. cité, t. II, p. 269.
 
  222    « Des érudits, des orientalistes sondèrent le savoir de Saint-
  Germain ; les premiers le trouvèrent plus habile qu’eux dans
  l’idiome d’Homère et dans celui de Virgile ; il parla le sanscrit,
  le chinois, l’arabe avec les derniers, de manière à leur prou-
  ver qu’il avait résidé en Asie, et à leur démontrer qu’on s’ins-
  truit assez mal aux écoles dans les dialectes de l’Orient. » Abbé
  Lecanu, ouvr. cité, t. II, p. 843.
 
  223    Mme de Genlis, ouvr. cité, t. I, p. 27.
 
  100
  du Crest, comme si elle voulait opposer sa parole aux
  folliculaires confirme la correction parfaite de l’atti-
  tude du comte en disant « que pendant les quatre
  premiers mois de notre intimité, non seulement il ne
  dit pas une extravagance, mais ne dit pas une seule
  phrase extraordinaire ; il avait même quelque chose
  de si grave et de si respectable dans sa personne, que
  ma mère n’osait pas l’interroger sur les singularités
  qu’on lui attribuait224 ».
 
  On se souvient que le comte de Saint-Germain
  excellait en musique et Mlle du Crest tient à le signa-
  ler : « Il était excellent musicien il accompagnait de
  tête sur le clavecin tout ce qu’on chantait, et avec une
  rare perfection, dont j’ai vu Philidor étonné, ainsi
  que de sa manière de préluder225. » Un soir, il fit une
  curieuse réponse à la jeune du Crest ; celle-ci jouait
  des airs italiens que le comte accompagnait d’oreille,
  lorsque ce dernier lui dit que dans quatre ou cinq ans,
  elle aurait une belle voix, et il ajouta : « Et quand vous
  aurez dix-sept ou dix-huit ans, serez-vous bien aise
  d’être fixée à cet âge-là, du moins pour un très grand
  nombre d’années ? Comme elle répondait qu’elle en
  serait charmée, « Eh bien, reprit-il très sérieusement,
  je vous le promets226. »
 
  La musique n’était pas le seul talent du comte. Il
  était bon physicien et très grand chimiste : « Il me
 
  224    Mme de Genlis, ouvr. cité, t. I, p. 27.
 
  225    Mme de Genlis, ouvr. cité, t. I, p. 26.
 
  226    Mme de Genlis, ouvr. cité, t. I, pp. 27-28.
 
  101
  donnait sans cesse, dit Mlle du Crest, des bonbons
  excellents, en forme de fruits, qu’il m’assurait avoir
  faits lui-même ; de tous ses talents, ce n’était pas celui
  que j’estimais le moins. Il me donna aussi une boîte
  à bonbons très singulière, dont il avait fait le dessus.
  La boîte, d’écaille noire, était fort grande ; le dessus
  en était orné d’une agate de composition beaucoup
  moins grande que le couvercle ; on posait cette boîte
  devant le feu, et au bout d’un instant, en la reprenant,
  on ne voyait plus l’agate, et l’on trouvait à sa place
  une jolie miniature représentant une bergère tenant
  une corbeille remplie de fleurs cette figure restait
  jusqu’à ce qu’on fit réchauffer la boîte, alors l’agate
  reparaissait et cachait la figure227. »
 
  L’habileté du comte n’était pas moins réelle en
  peinture. « Il peignait à l’huile, non pas de la première
  force, comme on l’a dit, mais agréablement ; il avait
  trouvé un secret de couleurs véritablement merveil-
  leux, ce qui rendait ses tableaux très extraordinaires.
  Sa peinture était dans le genre des sujets historiques ;
  il ne manquait jamais d’orner ses figures de femmes
  d’ajustement de pierreries ; alors il se servait de ses
  couleurs pour faire ces ornements, et les émeraudes,
  les saphirs, les rubis, etc., avaient réellement l’éclat,
  les reflets et le brillant des pierres qu’ils imitaient.
  Latour, Vanloo et d’autres peintres ont été voir ces
  tableaux, et admiraient extrêmement l’artifice sur-
  prenant de ces couleurs éblouissantes, qui avaient
 
  227 Mme de Genlis, ouvr. cité, t. I, pp. 28-29.
 
  102
  l’inconvénient d’éteindre les figures, dont elles détrui-
  saient d’ailleurs la vérité par leur étonnante illusion.
  Mais pour le genre d’ornements, on aurait pu tirer
  un grand parti de ces singulières couleurs, dont M. de
  Saint-Germain n’a jamais voulu donner le secret228. »
 
  Durant le temps qu’il connut M. de Gleichen et la
  future Mme de Genlis, le comte de Saint-Germain avait
  été admis aux petits soupers du roi, qui se tenaient au
  Petit-Trianon229.
 
  Louis XV réunissait à ces petits soupers une société
  intime de gens aimables. Là, toute étiquette était ban-
  nie afin que chacun pût parler librement. Les mots
  spirituels, les saillies brillantes, les contes de la cour
  et de la ville étaient le passe-temps de ces soupers, où
  quelquefois furent cependant arrêtées des décisions
  importantes.
 
  En ce lieu comme ailleurs, le comte de Saint-Ger-
  main étonnait son auditoire par l’originalité de ses
  idées et il était toujours prêt à improviser un apo-
  logue piquant230.
 
  228    Mme de Genlis, ouvr, cité, t. I, p. 26.
 
  229    Le parquet d’une des salles à manger conserve les traces
  d’une trappe par laquelle se montaient toutes dressées, les
  tables destinées aux petits soupers de Louis XV, afin de sup-
  primer le service embarrassant des valets.
 
  230    « Le roi écoutait avec un visible intérêt les voyages à travers
  l’Asie et l’Afrique, les anecdotes pleines de charmes sur les
  cours de Russie, d’Autriche, les sultans, que M. de Saint-Ger-
  main racontait avec esprit. Le comte paraissait mieux informé
  sur les intimités de chaque cour que les ambassadeurs et les
  chargés d’affaires du roi. » M. Capefique, ouvr. cité, p. 269. Voir
 
  103
  Nous rapportons, à titre de curiosité, quelques-unes
  des histoires qu’aurait contées M. de Saint-Germain.
 
  Un jeune seigneur, très libertin, obtient au moyen
  d’une opération magique, les faveurs d’un vampire
  femelle. Ne pouvant se débarrasser de l’emprise du
  succube qu’il a suscité, le jeune imprudent s’adresse
  au comte de Saint-Germain qui, par une évocation
  contraire chasse l’entité. Le jeune seigneur repen-
  tant entre dans un monastère et quelque temps après
  meurt en odeur de sainteté231.
 
  Une jeune veuve sachant que le comte de Saint-
  Germain ne vient jamais en visite qu’étant paré de
  fort beaux bijoux, cherche à l’empoisonner afin de
  s’emparer de ses pierreries. Le comte évente le piège ;
  la femme affolée appelle ses séides pour le faire assas-
  siner, mais ceux-ci sont mis par lui dans l’impossibi-
  lité d’accomplir leur dessein. Les bandits sont arrêtés
  et pendus ainsi que leur complice232.
 
  Un riche seigneur de Dalmatie donne à souper à
  ses amis. Survient un gentilhomme étranger. Chacun
  des convives à sa vue éprouve une répulsion extraor-
  dinaire. Toute joie disparaît. Les invités s’éloignent.
  Le nouveau venu est conduit dans une chambre don-
  nant sur la campagne. Vers minuit un cri retentit,
  puis le silence. Le lendemain, on trouve proche du
 
  aussi du même auteur : La baronne de Krudner. Paris, Amyot,
  1866, pp. 192-193.
 
  231    Lamothe-Langon, ouvr. cité, t. I., pp. 300-306.
 
  232    Lamothe-Langon, ouvr. cité, t. I, pp. 306-310.
 
  104
  palais, le cadavre d’un paysan des environs. L’étran-
  ger a disparu233.
 
  Citons encore ces deux « anecdotes » dont la pre-
  mière est une pure fiction et la seconde, basée sur un
  canevas dont nous indiquons la source :
 
  Une demoiselle, Hélène de Pal... est conduite au
  Parc-aux-Cerfs, avec le consentement de son père,
  malgré les efforts de son amant. Le désespoir enva-
  hit la jeune fille qui résout de s’empoisonner. Avec
  l’appui du comte de Saint-Germain, elle simule le
  drame et les médecins présents essaient vainement
  de la ranimer. À point nommé, le comte arrive, fait le
  simulacre de lui administrer un antidote, et la jeune
  personne est sauvée234.
 
  Maître Dumas, ex-procureur au Châtelet, est pro-
  digieusement riche. Il s’occupe d’astrologie dans une
  chambre haute, fermée par une double porte de fer.
  Chaque vendredi un homme mystérieux s’enferme
  avec l’ex-procureur et s’en va au bout d’une heure.
  Une fois, le visiteur vient un mercredi au lieu du ven-
  dredi, ce qui déroute maître Dumas et une discussion
  s’en suit. Après le départ du visiteur, l’ex-procureur
  s’enferme à clef dans sa chambre, et lorsque la femme
  et le fils ouvrent la porte, le lendemain, maître Dumas
  a disparu. Ceci se passait en 1700.
 
  233    Lamothe-Langon, Le comte de Saint-Germain et la marquise
  de Pompadour. Paris, 1838, t. II.
 
  234    J. Peuchet. Mémoires tirés des archives de la Police. Paris,
  Levavasseur, 1838, t. II, p. 292. Ces mémoires apocryphes sont
  de Lamothe-Langon.
 
  105
  Louis XV qui connaissait l’aventure en fit part au
  comte de Saint-Germain. Sur ses indications, basées
  sur un thème horaire, on découvre un caveau auquel
  on accédait de la chambre haute par un escalier en vis,
  et dans ce caveau on voit le cadavre de maître Dumas
  endormi à jamais par un puissant narcotique235.
 
  Nous avons trouvé dans les Mémoires secrets de
  Duclos une histoire qui s’apparente étrangement avec
  cette anecdote. Un nommé Pécoil, de Lyon, avait fait
  une fortune immense en partant des plus bas emplois
  de la gabelle, à la suite de quoi il avait acheté, pour
  son fils, une charge de maître des requêtes. Cepen-
  dant, il ne profita jamais de ses richesses et ne songea
  qu’à les accumuler. Il avait fait faire dans sa maison
  un caveau fermé à trois portes, dont la dernière était
  de fer. Il allait de temps à autre dans ce caveau afin
  de jouir de la vue de son trésor. Sa femme et son fils
  s’en aperçurent. Un jour qu’il y était allé bien qu’on
  le crut sorti, il ne rentra pas le soir. La mère et le
  fils attendirent deux jours. Au bout de ce temps, ils
  se rendirent au caveau et enfoncèrent les deux pre-
  mières portes, mais la porte de fer résistant, il fallut
  attendre au lendemain. Lorsqu’ils pénétrèrent dans
  le caveau, ils trouvèrent l’homme étendu à terre près
  des coffres, mort, les bras rongés, et à côté de lui une
  lanterne carbonisée236. Tout est identique, sauf la pré-
  sence de notre personnage.
 
  235    J. Peuchet, ouvr. cité, t. II., Réimpression. Paris, 1933,
  chap. IV, pp. 52-56.
 
  236    Duclos. Mémoires secrets sur le règne de Louis XIV, la
 
  106
  Le comte de Saint-Germain était vu, avec distinc-
  tion dans presque toutes les bonnes maisons de la
  capitale.
 
  C’est ainsi qu’il était reçu fréquemment chez le
  marquis de Béringhen, M. le Premier, de la petite écu-
  rie du roi, chez qui, nous l’avons vu, il raconta l’his-
  toire du comte de Moncade, la seule vraiment qu’on
  puisse lui attribuer avec certitude237 ; de même chez
  la princesse de Montauban, épouse du lieutenant-
  général Charles de Rohan-Rochefort. C’est dans cette
  maison que le comte fit la connaissance de M. d’Af-
  fry, ambassadeur de France à La Haye, avec qui, plus
  tard, il eut des démêlés238 ; il avait ses entrées chez
  les demoiselles d’Alencé, parentes du comte Dufort
  de Cheverny, introducteur des ambassadeurs, les-
  quelles demeuraient rue Richelieu, vis-à-vis de la
  Bibliothèque royale. « Ces deux jeunes femmes fort
  aimables voyaient la meilleure compagnie de la capi-
  tale239 ; » on le rencontrait également dans la famille de
  M. d’Angeviller ; celui-ci parent et héritier de Mme de
  Béringhen, n’était à cette époque que maréchal de
  camp avant d’être nommé directeur des bâtiments
  du roi et membre de l’Académie des Sciences. « J’ai
  connu, dit-il, M. de Saint-Germain. J’étais bien jeune
  [il avait 29 ans], mais malgré ma jeunesse, quoique
  bien traité et caressé, par lui, loin de le laisser jouir
 
  Régence et Louis XV. Paris, Buisson, 1805, t. II. pp. 4 et 5.
 
  237    Mme du Hausset, ouvr. cité, pp. 190 à 200.
 
  238    Arch. de Hollande, 18 avril 1760.
 
  239    Dufort de Cheverny, ouvr. cité, p. 56.
 
  107
  des hommages n’on rendait à son charlatanisme (?),
  je lui rompais sans cesse en visière sans aucun ména-
  gement240 » ; il allait aussi chez Mme de Marchais, fille
  du fermier-général de Laborde et parente de Mme de
  Pompadour, mariée au premier valet de chambre
  du roi, laquelle épousa, devenue veuve, M. d’Ange-
  viller, et tint un salon comme Mme Geoffrin. « Elle
  avait conservé de fort beaux cheveux dans l’âge le
  plus avancé241 : on prétendait que le fameux comte
  de Saint-Germain qui avait paru à la cour comme un
  des plus célèbres alchimistes (?), lui avait donné une
  liqueur qui conservait les cheveux et les préservait de
  blanchir avec les années242 » ; il était reçu chez M. de
  l’Épine Danican, armateur, descendant d’un cor-
  saire malouin. « Celui-ci avait profité de ses lumières
  très étendues sur la métallurgie, pour connaître et
  mettre en valeur les mines que possédait la Basse-
  Bretagne sans les connaître243 » ; il allait souvent chez
  M. de Nicolaï, premier président de la chambre des
  comptes, lequel demeurait place Royale et aussi chez
  le comte Andréas Peter Bernstorff, conseiller de la
  légation danoise, etc.
 
  240    Louis Bobé. Papiers de la famille de Reventlow. Copen-
  hague, 1906,
 
  241    « Madame d’Angeviller n’avait jamais eu de beau que
  ses cheveux qui descendaient jusqu’à terre ; il est vrai qu’ils
  n’avaient pas grande peine, car elle était excessivement
  petite ». Cf. Duc de Levis, Souvenirs et portraits. Paris, 1815,
  p. 89.
 
  242    Mlle Campan. Mémoires. Paris, Didot, 1886, p. 386.
 
  243    P. J. Grosley, ouvr. cité, p. 333.
 
  108
  Enfin un certain Ordre de la Félicité244, ayant à sa
  tête le duc de Bouillon « chercha à faire sa connais-
  sance étant donné qu’on le prenait pour un supé-
  rieur245 ». Cet Ordre, dont le marquis de Chambe-
  nas était l’âme, se réclamait du système du comte
  de Gabalis, que l’abbé Montfaucon de Villars avait
  inventé246. Comme bien on pense, le comte de Saint-
  Germain déclina cet honneur247.
 
  244    A. Dinaux. Les sociétés badines, bachiques, etc., Paris,
  Bachelin-Deflorenne 1867, t. I, p. 3.
 
  245    Wurmb au prince Frédéric-Auguste, 19 mai 1777.
 
  246    Si l’abbé Montfaucon de Villars a pris pour le héros de son
  livre le nom de comte de Gabalis, c’est en souvenir des Gabali,
  qui habitaient primitivement la Gévaudan ou Gabalicus pagus.
  Or l’abbé de Villars est originaire des environs de Toulouse et
  le Gévaudan appartint à la maison de Toulouse entre le xe et le
  xie siècles.
 
  247    Les statuts de l’Ordre de la Félicité « se composaient de
  maximes de galanteries, auxquelles nul ne pouvait manquer.
  Un ruban vert, symbole de l’espérance, soutenait une petite
  croix que ces dames portaient sur le cœur ». Mémoires de la
  baronne d’Oberkirch. Paris, Charpentier, s. d., t. 1er, p. 220.
 
  109
  La grande colère de M. de Choiseul
 
  Le comte de Saint-Germain fréquentait la maison
  de M. de Choiseul, et y était bien reçu.
 
  Le duc de Choiseul était ministre des Affaires
  étrangères depuis le 3 décembre 1758, en remplace-
  ment du cardinal de Bemis. « Sa naissance, son ton,
  ses manières le faisaient considérer et il avait su
  gagner les bonnes grâces de Mme de Pompadour bien
  plus que tout autre248. »
 
  Quand la politique n’était pas en jeu, seuls, les plai-
  sirs de toutes sortes intéressaient le duc. « J’aime mon
  plaisir à la folie », dira-t-il249. Au contraire, Mme de
  Choiseul ne vivait que par l’esprit. Aimable et bonne,
  elle charmait sans être jolie. Lisant beaucoup et
  s’adonnant à la musique et à la peinture, elle avait
  fait mander au comte de Saint-Germain de venir chez
  elle, sachant par ouï-dire que l’on gagnait beaucoup à
  ses entretiens. En effet, l’étendue et la variété de ses
  connaissances ont été pour le comte des recomman-
  dations d’autant plus puissantes qu’en quelque art
  qu’il ait voulu briller, il a toujours réussi.
 
  Tout d’abord, le duc de Choiseul ne s’étonna pas
  outre mesure des faits et gestes du comte de Saint-
 
  248    Mme du Hausset, ouvr. cité, p. 34.
 
  249    Lettre à Voltaire, 22 avril l760. Cf. P. Calmettes, Choiseul et
  Voltaire, Paris, Plon, 1902, p. 70.
 
  110
  Germain ; celui-ci vivait en France comme il avait
  vécu auparavant en Angleterre, c’est-à-dire gran-
  dement, réglant toutes ses dépenses sans qu’aucun
  envoi de fonds lui soit fait.
 
  Naturellement la chose finit par surprendre et
  « comme sa richesse ne lui venait pas, en tout cas,
  du jeu ou de l’escroquerie, jamais aucune accusa-
  tion de ce genre ne semble avoir été soulevée contre
  lui250, » on en vint à parler d’alchimie, de « pierre
  philosophale ».
 
  Le duc ordonna une enquête afin de connaître l’ori-
  gine des fonds dont disposait le comte, et dit à ceux
  qui s’adressaient à lui pour être renseignés, « qu’il
  leur montrerait bientôt de quelle carrière on extrayait
  cette “pierre philosophale” dont ils parlaient251 ».
 
  Les moyens employés par le duc de Choiseul ne
  donnèrent aucun résultat bien que le lieutenant de
  police Bertin de Bellisle ait déployé tout son zèle.
 
  Cette soi-disant « minière » d’où le comte de Saint-
  Germain extrayait ses fonds peut s’expliquer ainsi : il
  possède, nous le savons, un grand nombre de pierre-
  ries de toute beauté, il lui est donc facile de s’en des-
  saisir auprès d’une personne qualifiée, laquelle fera
  parvenir le joyau sur l’un des marchés de Londres ou
  d’Amsterdam, afin d’en tirer le maximum, et lui fera
  tenir les fonds chez son banquier, la veuve du cheva-
  lier Lambert.
 
  250    A. Lang, ouvr. cité, p. 219.
 
  251    The London Chronicle, no du 31 mai au 3 juin 1760.
 
  111
  M. de Choiseul vexé de ne pas connaître ce qu’il
  désirait le plus savoir, ne sut pas cacher son dépit,
  si bien qu’un soir, à souper, où se trouvaient réunis
  lui-même et sa femme, le baron de Gleichen que nous
  connaissons, et le bailli de Solar, ambassadeur de Sar-
  daigne, le ministre fit une violente, sortie à sa femme :
  « Il lui demanda brusquement, pourquoi elle ne buvait
  pas ? et elle lui ayant répondu : qu’elle pratiquait, ainsi
  que M. de Gleichen ; le régime de M. de Saint-Germain
  avec bon succès, M. de Choiseul lui dit : « Pour ce qui
  est du baron, à qui j’ai reconnu un goût tout particu-
  lier pour les aventuriers (?), il est le maître de choisir
  son régime, mais vous, Madame, dont la santé m’est
  précieuse, je vous défends de suivre les folies d’un
  homme aussi équivoque (?). Il est étrange, ajouta-t-il
  en s’échauffant davantage, qu’on permette que le roi
  soit souvent presque seul avec un tel homme, tandis
  qu’il ne sort jamais qu’environné de gardes, comme si
  tout était rempli d’assassins252. »
 
  Si les paroles du duc de Choiseul nous le montrent
  visiblement dépité de la confiance mise par le roi en
  notre personnage, son mouvement de colère prove-
  nait aussi de sa jalousie contre le maréchal de Belle-
  Isle, dont le comte de Saint-Germain était l’ami253. Le
  maréchal « ce vieux soldat à l’esprit jeune et hardi »
 
  252    Baron de Gleichen, ouvr. cité, pp. 129-130.
 
  253    D’après M. Pierre Lhermier, Monsieur de Belle-Isle appe-
  lait le comte de Saint-Germain « le fils de mes vieux jours » : La
  Revue de France, no 11, 1er juin 1939, p. 337.
 
  112
  était le petit-fils du surintendant Fouquet254. Il tenait
  dans le ministère du duc de Choiseul les fonctions de
  ministre de la guerre. Les deux hommes se détestaient
  à cause de leurs ambitions politiques personnelles255.
 
  La politique de M. de Choiseul tenait en deux
  lignes : combattre l’Angleterre et la vaincre ; gar-
  der l’indépendance de la Prusse et se garantir ainsi
  des visées ambitieuses des cours autrichiennes et
  russes256. Au contraire, M. de Belle-Isle intriguait
  pour se faire l’auteur d’une paix séparée avec l’Angle-
  terre. « Le maréchal admirait les Anglais disant que
  ceux-ci sont courageux et aiment leur roi, et que dès
  qu’on les attaque, il n’y a plus de faction en Angle-
  terre et l’esprit de patriotisme y règle les décisions de
  Westminster257. »
 
  Or, tout ce qui touche de près ou de loin à l’An-
  gleterre indispose le duc de Choiseul, et l’on va voir
  pourquoi le comte de Saint-Germain fut englobé dans
  cette réprobation.
 
  254    Charles-Louis-Auguste Fouquet, duc de Belle-Isle, né à Vil-
  lefranche le 22 septembre 1684, mort le 26 janvier 1761.
 
  255    M. de Gleichen a prétendu que le comte de Saint-Germain
  « avait donné à M. de Belle-Isle le plan et le modèle de ces
  fameux bateaux plats qui devaient servir à une descente en
  Angleterre ». Or rien n’est plus faux. Il résulte de l’analyse des
  dépêches de notre ambassadeur à Londres que le comte n’a
  aucunement été mêlé à cette histoire. Aff. étrang. Angleterre,
  442. ff. 112, 134, 145, 174.
 
  256    P. Calmettes, ouvr. cité, p. 104.
 
  257    Chevrier. La vie politique du maréchal de Belle-Isle. La
  Haye, Van Duren, 1762, p. 264.
 
  113
  Comme beaucoup d’autres, le comte faisait du com-
  merce maritime et avait des intérêts dans une com-
  pagnie anglaise de navigation. Le bateau sur lequel il
  était intéressé, l’Ackerman, fut pris le 8 mars 1759, par
  le corsaire français, le Maraudeur, commandé par le
  capitaine dunkerquois, Thivier-Leclerc. Le jugement
  de l’Amirauté de Dunkerque avait reconnu la prise
  valable dont le montant s’élevait à près de 800.000
  livres. Cependant, la maison Eymeri et Cie de Dun-
  kerque se porta partie réclamante devant le conseil des
  prises, si bien que le dénouement de l’affaire fut porté
  devant le Conseil royal258. Le comte de Saint-Germain
  s’adressa à Mme de Pompadour afin qu’elle usât de son
  influence pour faire lever l’embargo sur l’Ackerman,
  sur lequel il avait option pour 50.000 écus.
 
  Quelques mois plus tard, il était fortement question
  de mettre fin à la guerre qui durait depuis trois ans.
 
  Un Écossais habitant Paris, nommé Crammont,
  reçut une lettre de Londres, lui parvenant via
  Bruxelles, dans laquelle était suggérée l’idée d’une
  paix séparée avec l’Angleterre, suggestion émanant de
  deux des secrétaires d’État du Royaume-Uni, le duc
  de Newcastle et lord Granville (Charles Foronshead).
  Cette lettre fut montrée au comte de Saint-Germain
  par Mme de Pompadour, à un moment où se trouvait
  aussi près d’elle le maréchal de Belle-Isle, ce dernier
  faisant cause commune avec la favorite du roi259.
 
  258    H. Malo, ouvr. cité, pp. 125-126.
 
  259    Arch. de Hollande. Papiers de Bentinck, 9 mars 1760.
 
  114
  Dans le même temps, le Bailli de Froulai, ambassa-
  deur de Malte à Paris, vint trouver le duc de Choiseul
  et lui remit une lettre de Frédéric II260, par laquelle ce
  dernier lui mandait de bien vouloir recevoir le baron
  d’Edelsheim chargé de lui présenter secrètement des
  propositions de paix261. M. de Choiseul rejeta la pro-
  position en disant : « Nous ne sommes pas en guerre
  contre le roi de Prusse et par conséquent nous ne
  pouvons pas traiter avec lui d’une paix particulière.
  Ce sont ses ennemis ou ses alliés qui peuvent faire sa
  paix, mais ce n’est pas nous262. »
 
  Cependant le 25 novembre 1759, le duc Louis de
  Brunswick, feld-maréchal au service des Provinces-
  Unies et tuteur du jeune Stathouder, Guillaume V263,
  avait remis à M. d’Affry, notre ministre résidant à La
 
  260    « J’espère, mon cher Bailli, que ma comition ne vous
  déplaira pas. Vous en sentez l’importance foncière pour toutes
  les parties belligérantes. La paix, c’est le cris de l’Europe, mais
  l’ambition est moins délicate ». Lettre de Frédéric II au bailli
  de Froulay. Prusse, Berlin, 1786, fo 163. On trouve la réponse
  à cette lettre dans une missive de M. de Choiseul à Voltaire :
  « Que Frédéric II ne nous croit pas assez imbécile pour donner
  dans le panneau de La Haye ; tout ce que nous pouvons faire de
  mieux, c’est d’en avoir l’air, parce que l’air de dupe convient à
  ceux qui sont battus. » Cf. P. Calmettes, ouvr. cité, p. 51.
 
  261    Dutens. Mémoires, t. I, p. 149.
 
  262    Lettre de M. de Choiseul à Voltaire, 14 janvier 1760. Cf.
  P. Calmettes, ouvr. cité, p. 56.
 
  263    Le duc de Brunswick fut nommé feld-maréchal de la Répu-
  blique en 1750, sous le règne du prince Guillaume IV. À la
  mort de la princesse Anna, mère du prince Guillaume V, il fut
  nommé tuteur du jeune Stathouder, alors âgé de 11 ans.
 
  115
  Haye, une déclaration signée par le comte d’Holder-
  nesse et par le baron de Kniphausen, « au nom et de
  la part de leurs Majestés Britannique et Prussienne
  tendant à témoigner de l’inclination des cours de
  Londres et de Berlin au rétablissement de la paix264 ».
  Malheureusement, « les prétentions de l’Angleterre
  étaient exagérées et la France fut obligée de leur
  opposer une certaine résistance265 » et les pourparlers
  furent rompus.
 
  Mais M. de Belle-Isle, d’accord avec Louis XV et
  Mme de Pompadour, crut pouvoir réussir cette paix,
  souhaitée, dit-on, par tous, et dont lui-même tirerait
  un grand bénéfice, quant à sa position. Sachant que
  le comte de Saint-Germain était intimement lié avec
  M. Yorke, ministre d’Angleterre à La Haye, il le char-
 
  264    Duc de Choiseul-Stainville. Mémoire historique sur la
  négociation de la France et de l’Angleterre, depuis le 26 mars
  1761 jusqu’au 20 septembre de la même année, avec les pièces
  justificatives. Paris, de l’Imprimerie Royale 1761, pp. 9-13.
 
  265    P. Calmettes, ouvr. cité, p. 46. Une proposition de Congrès
  fut mise en avant. C’est ce qui fit écrire par Voltaire au roi
  de Prusse : « Vos ministres aurons sans doute à Bréda de plus
  belles vues que les miennes. M. le duc de Choiseul, M. de Kau-
  nitz, M. Pitt ne me disent point leur secret. On dit qu’il n’est
  connu que d’un M. de Saint-Germain qui a soupé autre fois
  dans la ville de Trente avec les Pères du Concile et qui aura
  l’honneur de voir sa M. dans une cinquantaine d’années. C’est
  un homme qui ne meurt point et qui sait tout. » Lettre du 15
  avril 1760. Œuvres complètes. Paris, Didot, 1877, t. X, no 313.
  Ce à quoi Frédéric II répondit le 1er mai 1760 : « Le comte de
  Saint-Germain est un conte pour rire. » no 339. L’allusion
  moqueuse de ces deux personnages avait trait aux bruits
  répandus dans Paris par le mystificateur milord Gor.
 
  116
  gea de faire auprès de l’ambassadeur une démarche en
  vue d’essayer, à l’insu de M. de Choiseul, de reprendre
  les pourparlers de paix. Le comte accepta cette mis-
  sion « secrète », en dehors de tout intérêt personnel,
  simplement pour rendre service à M. de Belle-Isle et
  surtout au roi et à Mme de Pompadour pour qui il avait
  la plus grande estime.
 
  Le 14 février 1760, M. de Belle-Isle fit remettre au
  comte de Saint-Germain un blanc-seing signé du roi
  Louis XV, et celui-ci partit pour la Hollande.
 
  117
  Mission diplomatique
 
  Le 20 février 1760, le comte de Saint-Germain
  parvint à Amsterdam266, et descendit à « L’Étoile
  d’Orient », l’une des meilleures auberges ; après un
  instant de repos, il se rendit chez MM. Adrien et Tho-
  mas Hope, les plus riches négociants de la ville267.
  Ceux-ci, le lendemain, le présentaient au maire
  d’Amsterdam, M. Hasselaar, qui ne fit aucune diffi-
  culté pour l’admettre chez lui, et quelques jours plus
  tard, le comte devint le commensal des plus riches
  familles de la « Venise du Nord ». Entre-temps, il alla
  rendre visite à deux commerçants associés, les sieurs
  Coq et Vangiens, amis de la veuve du chevalier Lam-
  bert, son banquier de Paris.
 
  Le 22 février, M. Astier, commissaire de la marine
  et du commerce de la France à Amsterdam, fit
  connaître à M. d’Affry, ambassadeur de France à La
  Haye, l’arrivée du comte de Saint-Germain268.
 
  266    « Dans tous ses voyages, ses goûts personnels étaient tran-
  quilles et simples ; et il semblait tenir beaucoup à une petite
  édition de poche de l’ouvrage de Guarini, Il Pastor Fido — sa
  seule bibliothèque — plus qu’il ne tenait à aucun autre objet ».
  T. P. Barnum, ouvr. cité, p. 307. Nous doutons de ce renseigne-
  ment, car cette œuvre d’immoralité élégante, mise plusieurs
  fois à l’index, ne correspond nullement à notre personnage.
 
  267    L’un des frères Hope était le premier député d’Amsterdam
  et tous deux directeurs de la Compagnie des Indes Orientales.
 
  268    Aff. étrang., Hollande, 503, fo 163.
 
  118
  On sut bientôt que celui-ci était venu en Hol-
  lande, chargé d’une commission importante pour les
  finances de la France. Ce n’était, on le sait, qu’un pré-
  texte pour donner le change sur sa véritable mission.
 
  Quinze jours après son arrivée, le 5 mars 1760, le
  comte partit pour La Haye en compagnie de Mme Geel-
  vinck et de l’un des frères Hope269, afin d’assister aux
  fêtes données en l’honneur du mariage de la princesse
  Caroline, sœur du Stathouder, avec le prince Charles
  de Nassau-Weilburg. L’animation était grande à l’hô-
  tel des Ambassadeurs270, situé vis-à-vis l’étang central
  de La Haye, le Vyver, et dans le même corps de bâti-
  ment que le palais des États-Généraux.
 
  Le comte de Saint-Germain fut reçu avec respect
  et attentions par l’ambassadeur, M. d’Affry. Celui-
  ci était un gentilhomme suisse, militaire par état et
  diplomate par occasion ; il servait la France depuis
  plusieurs années avec zèle et dévouement. On se sou-
  vient que nos deux personnages s’étaient connus à
  Paris et M. d’Affry avait conservé une haute opinion
  de son hôte.
 
  D’autre part, la famille Hasselaar avait recom-
  mandé le comte à M. Pieck van Soelen, député aux
  États-Généraux, lequel de son côté le présenta à
  Mme de Byland ainsi qu’aux autres principales per-
 
  269    Arch. de Hollande. Papiers de Beetinck, 18 avril 1760.
 
  270    On sait que La Haye est la capitale diplomatique des
  Pays-Bas, tandis qu’Amsterdam est la métropole, capitale et
  commerciale.
 
  119
  sonnes de la haute société de La Haye. Il plut aussitôt
  et il fut considéré par toutes et par tous comme un
  homme de naissance.
 
  Après avoir assisté au bal donné au palais du Sta-
  thouder, le comte voulut repartir le lendemain pour
  Amsterdam, mais il fut obligé de différer son départ
  sur les instances de ses amis. Durant ce temps, il fut
  journellement en la compagnie de M. d’Affry ; non
  seulement celui-ci l’invita à dîner, le conduisit dans
  sa loge au théâtre, mais lui fit même porter à deux
  reprises des provisions pour son voyage de retour271.
  Durant une partie de son séjour à La Haye, le comte
  logea à l’auberge du « Prince d’Orange ».
 
  Par une coïncidence imprévue, le célèbre Casanova
  se trouvait au même endroit. Du reste, ce n’était pas
  la première fois que ce chevalier d’industrie venait
  à La Haye. Son premier voyage datait de fin 1758. Il
  avait obtenu, grâce l’obligeance de Mme de Rumain,
  une lettre de recommandation du vicomte de Choi-
  seul au duc de Choiseul dont le début a une saveur
  particulière : « Le sieur de Casanova, vénitien, homme
  de lettres, voyage pour s’instruire dans la littérature
  et le commerce depuis quelque temps. Ayant le projet
  de partir tout à l’heure pour la Hollande, malgré les
  bontés que lui a marquées l’année dernière M. d’Af-
  fry, il désirerait avoir une lettre de recommandation
  de M. le duc de Choiseul auprès de ce ministre comme
  un titre sûr pour en être bien traité. Le vicomte de
 
  271 Arch. de Hollande. Papiers de Bentinck, 18 avril 1760.
 
  120
  Choiseul prie M. de Choiseul de vouloir bien rendre
  ce service à M. de Casanova, et d’avoir la bonté de lui
  faire remettre sa lettre pour ce ministre272. »
 
  Casanova obtint sa lettre de créance auprès de
  M. d’Affry, mais ce dernier fit connaître au duc de
  Choiseul : « que Casanova n’est pas du tout ce qu’il
  croit ; qu’il joue gros jeu ; qu’il est venu [à La Haye]
  pour une affaire d’intérêt — vendre des valeurs
  françaises273. »
 
  En effet, notre homme avait reçu la mission de
  négocier sur l’ordre du contrôleur général, M. de
  Boullongne, vingt millions de papiers-monnaies de
  France. Cette négociation fut rapidement menée
  par le sieur Casanova et le trésor français récupé-
  rait 18.200.000 livres, partie liquide, partie valeurs
  excellentes274.
 
  Casanova se trouvait donc une seconde fois à La
  Haye pour traiter une affaire d’emprunt à 5 %, mais,
  cette fois, il fut « brûlé » par M. d’Affry ; celui-ci avait
  écrit au duc de Choiseul : « que Casanova avait une
  tenue déplorable et a bavardé à tort et à travers sur
 
  272    Aff. étrang. Hollande, 502, fo 159. Les termes de cette
  lettre diffèrent dans l’ouvrage de Capon. Casanova à Paris,
  Paris, J. Schmit, 1912, p. 430 et dans J. Le Gras. L’extravagante
  personnalité de Casanova. Paris, Grasset, 1922, p. 105.
 
  273    Aff. étrang. Hollande, 502, fo 202.
 
  274    D’après Casanova lui-même, « cette opération avait dis-
  crédité la France et l’on s’attendait à une banqueroute ».
  Mémoires, t. III, p. 458. Et pourtant J. Le Gras, ouvr. cité, p. 63
  écrit : « Casanova ne prétend pas aux entreprises grandioses
  d’un Saint-Germain » !!
 
  121
  ses aventures personnelles et sur la cour de France,
  c’est-à-dire indiscret en ses propos ». Ce à quoi notre
  ministre répondit : « qu’il ne connaissait pas directe-
  ment Casanova et que d’Affry ferait bien de fermer sa
  porte à cet intrigant275. »
 
  Le comte de Saint-Germain reçut la visite de l’aven-
  turier ; ce dernier nous en a laissé le récit suivant :
 
  « Je me fis annoncer au comte qui avait deux hei-
  duques dans son antichambre.
 
  — Vous m’avez prévenu, me dit-il, en me voyant
  entrer ; j’allais me faire annoncer chez vous. J’ima-
  gine, mon cher monsieur Casanova, que vous êtes
  venu ici pour tâcher de faire quelque chose en faveur
  de notre cour ; mais cela vous sera difficile, car la
  bourse est scandalisée de l’opération que ce fou de
  Silhouette vient de faire. J’espère cependant que ce
  contre-temps ne m’empêchera pas de trouver cent
 
  275 Aff. étrang. Hollande, 502. Ce qui n’empêche pas Casanova
  de prétendre avoir été reçu par notre envoyé : « M. d’Affri me
  demanda si je connaissais un certain comte de Saint-Germain
  arrivé à La Haye depuis peu. Je ne l’ai jamais vu chez moi,
  ajouta-t-il, quoiqu’il se dise chargé par le roi d’un emprunt de
  cent millions. Quand on vient me demander des renseigne-
  ments sur cet homme, je suis obligé de répondre que je ne le
  connais pas, car je crains de me compromettre. Vous sentez
  que ma réponse ne peut que nuire à ses négociations ; mais
  c’est sa faute et non la mienne. Pourquoi ne m’a-t-il pas porté
  une lettre du duc de Choiseul ou de Mme la marquise ? Je crois
  que cet homme est un imposteur ; mais, dans tous les cas, dans
  une dizaine de jours j’en saurai quelque chose. » Mémoires,
  t. III, p. 459.
 
  122
  millions. J’en ai donné ma parole à Louis XV, que je
  puis appeler mon ami, et je ne le tromperai pas ; dans
  trois ou quatre semaines, mon affaire sera faite.
 
      Je pense que M. d’Affry vous aidera à réussir.
 
      Je n’ai nul besoin de lui. Je ne le verrai même
  pas probablement, car il pourrait se vanter de m’avoir
  aidé, et je ne le veux pas. Puisque j’en aurai toute la
  peine, je prétends en avoir toute la gloire.
 
      Vous allez à la cour, je pense, et le duc de
  Brunswick pourra vous être utile.
 
      Qu’irai-je y faire, à cette cour ? Quant au duc
  de Brunswick, je n’ai que faire de lui et je ne veux
  pas faire sa connaissance. Je n’ai besoin que d’aller
  à Amsterdam. Mon crédit me suffit. J’aime le roi de
  France, car il n’y a pas dans tout le royaume un plus
  honnête homme que lui276. »
 
  Le ton arrogant et familier des réponses prêtées
  à Saint-Germain est bien invraisemblable et cette
  conversation a été inventée de toutes pièces comme
  nous le verrons par la suite.
 
  Le 6 mars 1760, le comte de Saint-Germain se
  rendit chez M. d’Affry avec lequel il eut une longue
  conversation touchant l’état de la trésorerie en
  France, disant : « qu’il avait un certain projet pour
  rétablir les finances, qu’il voulait en un mot sau-
  ver le royaume en tâchant de ménager le crédit des
 
  276 Casanova, ouvr. cité, t. III, pp. 459-460.
 
  123
  plus gros banquiers hollandais en notre faveur277. »
  M. d’Affry lui demanda si M. Bertin, notre contrô-
  leur général des finances, se trouvait au courant de
  ses démarches. La réponse du comte fut négative.
  Toutefois M. d’Affry prétend avoir vu, le lendemain,
  le projet financier apostillé par ce même M. Ber-
  tin278 ! Ce projet comportait l’indication d’une caisse
  d’escompte, laquelle caisse, fit remarquer M. d’Affry,
  pourrait devenir un trésor immense pour les gens qui
  la gérerait. Le comte répondit qu’il n’était venu en
  Hollande que pour achever de former une compagnie
  suffisante pour répondre de cette caisse, sans cepen-
  dant la collaboration des frères Pâris279.
 
  M. d’Affry demanda au comte de lui montrer les
  pouvoirs l’accréditant pour cette démarche. Ce der-
  nier lui fit voir deux lettres de M. de Belle-Isle, datées
  l’une du 14 et l’autre du 26 février 1760. La première
  contenait le blanc-seing signé du roi Louis XV, et la
  seconde exprimait la grande impatience du maréchal
  à avoir des nouvelles du comte de Saint-Germain et
  toutes deux étaient pleines d’éloges sur son zèle, son
 
  277    Aff. étrang. Hollande, 503, ff. 212-213. Casanova réitère ses
  mensonges en disant : que le comte de Saint-Germain est venu
  à La Haye pour mettre en gage les diamants de la couronne de
  France, et que lui Casanova dévoila l’intrigue au moyen d’un
  oracle chiffré. Mémoires, t. III, p. 493.
 
  278    Aff. étrang. Hollande, 503. ff. 212-213.
 
  279    Aff. étrang. Hollande, 503, fo 217. Si Pâris-Montmartel
  était le financier, Pâris-Duverney était l’administrateur mili-
  taire, tous deux contribuaient largement à la pénurie des
  caisses publiques et distribuaient à leur gré.
 
  124
  habileté et les espoirs qui sont fondés sur ce pour-
  quoi il est à La Haye et dont M. de Belle-Isle attendait
  l’heureux résultat280.
 
  Lorsque le comte de Saint-Germain eut quitté
  M. d’Affry, celui-ci envoya un courrier à M. de Choi-
  seul lui faisant part de la visite reçue et lui deman-
  dant des instructions sur la mission financière du
  comte. Durant ce temps ce dernier se présentait chez
  son ami, le ministre anglais, Sir Joseph Yorke.
 
  L’entrevue des deux personnages fut très cordiale
  et le soir même, M. Yorke rendait au comte sa visite,
  à la suite de quoi une nouvelle rencontre fut décidée
  entre eux.
 
  Ne pouvant garder plus longtemps le silence, le
  comte fit part alors à son ami le diplomate de sa véri-
  table mission : « Il commença à parler du mauvais état
  de la France, de son besoin de la paix, son désir de
  la conclure et son ambition particulière de contri-
  buer à un événement si désirable pour l’humanité en
  général281. » À ces mots, M. Yorke lui répondit d’un air
  grave : « Que ces affaires étaient trop délicates pour
  être traitées par des personnes non qualifiées. » Sur
  quoi le comte lui montra les deux lettres de M. de
  Belle-Isle et le blanc-seing du roi. Le ministre anglais
  se trouva fort embarrassé. S’il ne doutait pas de la
  qualité du comte, rien toutefois ne l’autorisait à le
 
  280    Mitchell Papers. Vol. XV. Ld Holdernesse’s Despatches,
  etc., 1760 ; 6818. Plut. P. L. 168. I (12). 20 mars 1760.
 
  281    Ms. Brit. Mus. 6818, 24 mars 1760.
 
  125
  croire effectivement, et pour ne pas s’engager, ne
  lui répondit qu’en termes généraux sur le désir de
  paix qu’avait l’Angleterre. Avant de prendre congé,
  le comte demanda à M. Yorke de tenir secrète leur
  conversation et de lui transmettre dès que possible
  une réponse à sa proposition282.
 
  On était au 9 mars 1760. Le comte de Saint-Ger-
  main fit connaissance, ce jour-là, avec M. de Bentinck
  van Rhoon, résident du conseil des députés commis-
  saires de la Hollande283, dont la famille était originaire
  de Arnheim, et qui habitait Leyde, à mi-chemin entre
  Amsterdam et La Haye.
 
  Tout de suite les deux hommes sympathisèrent et
  dès leur premier entretien, qui eut lieu à La Haye, le
  comte mit M. de Bentinck au courant de sa mission :
  la paix nécessaire entre la France et l’Angleterre. Le
  comte eut le soir même une conversation analogue
  avec le résident du roi de Pologne, électeur de Saxe,
  M. de Kauderbach, avec lequel il dîna. Durant le sou-
  per, auquel assistait le chevalier de Bruhl, le comte,
  à son habitude, ne prit pas de viande, excepté un
  blanc de poulet, et borna sa nourriture aux gruaux,
 
  282    Ms. Brit. Mus. 6818, 24 mars 1760.
 
  283    M. Guillaume de Bentinck van Rhoon, diplomate hollan-
  dais était un ami du duc de Newcastle. Son attachement pour
  l’Angleterre était très connu des milieux diplomatiques et
  déjà, en 1752, le comte de Kaunitz, ambassadeur d’Autriche
  à Paris, avait une certaine méfiance contre lui. Cf. Correspon-
  dance secrète entre le comte de Kaunitz et le baron de Koch.
  Publ. par H. Schlitter. Paris, Plon, 1899.
 
  126
  aux légumes et aux poissons. « Il parla savamment,
  sans affecter aucun mystère, des plus beaux secrets
  de la nature et tâcha de convaincre, par ses démons-
  trations, les plus incrédules [de ses auditeurs], sans
  qu’il parût avoir aucun dessein. Il montra des pier-
  reries d’un prix inestimable, surtout une opale d’une
  beauté remarquable et se déclara indifférent pour
  toutes les grandeurs du monde et n’aspirer qu’au titre
  de citoyen284. » Puis, changeant de thème, le comte en
  vint à sa commission qu’il exposa ainsi : « Le mal radi-
  cal de la France est le manque de fermeté de Louis XV.
  Ceux qui l’entourent connaissent l’excès de sa bonté,
  en abusent et il n’est entouré que de créatures placées
  par les frères Pâris, qui seuls font tout le malheur de
  la France. Ce sont eux qui ont tout corrompu et tra-
  versé les dispositions du meilleur citoyen qui soit en
  France, le maréchal de Belle-Isle. De là, la jalousie
  et la désunion parmi les ministres qui semblent tous
  servir un monarque différent. Malheureusement,
  le roi n’a pas autant de sagacité que de bonté pour
  apercevoir la malice des gens dont ils [les frères Pâris]
  l’environnent, et qui connaissent son peu de fermeté,
  ne sont occupés qu’à flatter son faible, et par là même
  sont écoutés de préférence. Le même défaut se trouve
  dans la favorite. Elle connaît le mal et n’a pas le cou-
  rage d’y remédier285. »
 
  284    Lettre de M. de Kauderbach au comte Wackerbarth,
  ministre du roi de Pologne, Auguste III. Cf. Ch. de Weber. Aus
  wier Iahranderten. Leipzig, 1857, t. 1er, pp. 306-323.
 
  285    Lettre de M. de Kauderbach, 14 mars 1760. Nous avons
 
  127
  À la suite de ces divers entretiens, le comte crut
  devoir mettre Mme de Pompadour au courant de ses
  relations avec M. de Bentinck van Rhoon, le person-
  nage, à ses yeux, le plus qualifié pour l’aider dans sa
  mission de paix, et voici cette lettre :
 
  « La Haye, le 11 mars 1760.
 
  « Madame,
 
  « Mon attachement pur et sincère pour le roi, pour
  le bien de votre aimable nation et pour vous, non seu-
  lement ne changera jamais dans quelque endroit de
  l’Europe que je me trouve ; mais je n’y demeurerai pas
  un instant sans vous le prouver dans toute sa pureté,
  dans toute sa sincérité, dans toute sa force.
 
  « Je suis actuellement à La Haye chez M. le comte
  de Bentinck, seigneur de Rhoon avec qui je suis entiè-
  rement lié. J’ay si bien fait que je ne crois pas que la
  France ait d’ami plus sage, plus sincère et plus solide.
  Comptez là-dessus, Madame, quelques informations
  que vous puissiez avoir du contraire.
 
  « Ce seigneur est tout puissant tant ici qu’en Angle-
  terre, grand homme d’état et très parfaitement hon-
  nête homme. Il s’est entièrement ouvert à moi. Je
 
  relevé dans la lettre de ce personnage une phrase qui nous
  parait pou vraisemblable étant donné qu’il est le seul à faire
  cette remarque : « On fait assaut à sa maison [du comte],
  comme on ferait pour voir un animal miraculeux et de fait il
  est un homme de société très agréable. » Ceci nous incite à
  faire des réserves sur ses affirmations, d’autant plus que le
  comte n’habitait l’auberge que pour dormir et passait sa jour-
  née chez ses amis.
 
  128
  lui parlai de l’adorable marquise de Pompadour dans
  toute l’abondance d’un cœur dont les sentiments pour
  vous, Madame, vous sont connus depuis longtemps,
  et sont très sûrement dignes de la bonté du cœur et
  de la beauté de l’âme qui les a fait naître. Il en a été
  charmé qu’il en est tout transporté, en un mot vous
  pouvez compter sur lui comme sur moi-même.
 
  « Je crois que le roi peut en attendre de grands ser-
  vices, vu sa puissance, sa sincérité, sa droiture, etc. Si
  le roi pense que mes liaisons avec ce seigneur puissent
  lui être de quelque service, je ne m’épargnerai en rien
  mon zèle pour son service et mon attachement volon-
  taire et désintéressé pour sa personne sacrée doivent
  lui être connus.
 
  « Vous connaissez la fidélité que je vous ai vouée,
  Madame, ordonnez et vous serez obéie. Vous pouvez
  donner la paix à l’Europe sans les longueurs et les
  embarras d’un congrès. Vos ordres me parviendront
  en toute sûreté si vous les adressez chez M. le comte
  de Rhoon à La Haye ou si vous le jugez plus à propos
  chez MM. Thomas et Adrien Hope chez qui je loge à
  Amsterdam.
 
  « Ce que j’ai l’honneur de vous écrire m’a paru si
  intéressant que je me reprocherais très fort de gar-
 
  129
  der le silence vis-à-vis de vous, Madame, à qui je n’ai
  jamais caché ni ne cacherai jamais rien.
 
  « Si vous n’avez pas le temps de me faire réponse
  vous-même, je vous supplie de me la faire faire par
  quelqu’un de sûr et de confiance. Mais ne tardez pas
  un moment, je vous en conjure pour tout l’attache-
  ment, pour tout l’amour que vous avez pour le meil-
  leur et le plus aimable des rois.
 
  « Je suis, etc286. »
 
  Le comte de Saint-Germain ajouta à sa lettre le
  post-scriptum suivant :
 
  « Je vous supplie, Madame, de vouloir bien vous
  intéresser au jugement de la prise de l’Ackermann,
  la plus injuste et la plus scandaleuse qu’on ait jamais
  faite sur mer ; j’y suis intéressé pour 50.000 écus,
  et M. Emery et Cie de Dunkerque ont la commission
  de se faire restituer le vaisseau. Je vous en supplie
  encore une fois de faire rendre justice au Conseil
  royal où cette cause inique doit être bientôt rappor-
  tée. Il vous plaira de vous souvenir que vous m’avez
  promis de ne point souffrir qu’on nous fît injustice
  l’été dernier287. »
 
  En même temps, le comte écrivit à M. de Choiseul,
  et lorsque M. de Bentinck lui demanda de quelle façon
  le ministre des Affaires étrangères recevrait les nou-
  velles, il lui répondit d’un air assuré et souriant qu’il
 
  286    Aff. Etrang. Hollande, 503, fo 215. Cette lettre n’est qu’une
  copie dans les archives.
 
  287    Nous ignorons quelle fut la suite du jugement.
 
  130
  y aurait bientôt des changements à Versailles, faisant
  comprendre à M. de Bentinck qu’il n’était pas au pou-
  voir de M. de Choiseul d’empêcher longtemps encore
  la paix de se conclure288.
 
  Malheureusement pour le comte de Saint-Germain,
  la lettre qu’il envoya à Mme de Pompadour ne parvint
  pas à cette dernière. Depuis le début de 1760, le duc de
  Choiseul ayant été nommé par Louis XV surintendant
  des postes, disposait du mystère infidèle de la poste289 ;
  aussi lorsque la lettre du comte parvint à Paris, le duc
  s’en empara tout de suite et envoya le message suivant
  à M. d’Affry :
 
  « Versailles, 19 mars 1760.
 
  « Je vous envoie une lettre de M. de Saint-Germain
  à Mme la marquise de Pompadour qui suffit seule pour
  faire connaître l’absurdité du personnage ; c’est un
  aventurier de premier ordre, qui de plus par ce que
  j’en ai vu est fort bête.
 
  288    Arch. de Hollande. Papiers de Bentinck, 11 mars 1760.
  D’après la même source, lettre du 31 mars 1760, le comte de
  Saint-Germain aurait dit à M. de Bentinck « qu’il possédait des
  lettres de M. Yorke qui feront tomber M. de Choiseul dans un
  tricorne, que tous les honnêtes gens en France étaient pour
  la paix, et que seul M. de Choiseul voulait la continuation de
  la guerre. » Nous sommes obligé, devant cette affirmation, de
  reconnaître que le comte de Saint-Germain, n’était pas au cou-
  rant de la politique internationale, et que sa disgrâce provient
  de sa propre indiscrétion.
 
  289    « Le roi avait fait communiquer à M. de Choiseul le secret
  de la poste, c’est-à-dire l’extrait des lettres qu’on ouvrait et
  M. de Choiseul en abusait. » Mme du Hausset, ouvr. cité, p. 35.
 
  131
  « Je vous prie, aussitôt ma lettre reçue de le faire
  venir chez vous, et de lui dire de ma part que j’ignore
  de quel œil les ministres du Roy chargés du départe-
  ment des finances envisageront sa conduite ridicule
  en Hollande relativement à cet objet mais que quant à
  moi, vous avez ordre de le prévenir que si j’apprends
  que près ni de loin, en petit ou en grand, il s’avise
  de se mêler de politique, je l’assure que j’obtiendrai
  l’ordre du roi pour qu’à sa rentrée en France, il soit
  mis le reste de ses jours dans un cul de basse-fosse.
 
  « Vous lui ajouterez qu’il peut être certain que ces
  dispositions de ma part à son égard sont aussi sin-
  cères qu’elles seront exécutées, s’il me met dans le
  cas de tenir ma parole.
 
  « Après cette déclaration vous le prierez de ne plus
  remettre les pieds chez vous, et il ne sera pas mal que
  vous lassiez publier et connaître à tous les ministres
  étrangers, ainsi qu’aux banquiers d’Amsterdam le
  compliment que vous avez été chargé de faire de cet
  aventurier insupportable...290. »
 
  Avant que cette lettre ne parvint à son destinataire
  à La Haye, une scène s’y déroula entre M. Yorke et le
  comte de Saint-Germain. Celui-ci n’ayant pas reçu de
  réponse du ministre anglais, lui avait demandé une
  entrevue pour la matinée du 23 mars 1760. M. Yorke
  montra au comte la lettre qu’il venait de recevoir du
  ministre d’État, Robert d’Arcy, Lord Holdemesse,
 
  290 Aff. étrang. Hollande, 503, fo 239. Copie, d’après les
  archives.
 
  132
  dans laquelle le roi Georges II émettait des doutes
  sur l’authenticité de sa mission concernant la paix :
  « Sa Majesté ne pense pas impossible que le comte de
  Saint-Germain ait été réellement autorisé (peut-être
  même à la connaissance de S. M. très chrétiennes)
  par quelques personnes de poids au Conseil, de par-
  ler comme il l’a fait, et si le but désiré est atteint, il
  importe peu par quelle voie. Mais il ne doit pas y avoir
  d’autres conversations entre un ministre accrédité du
  Roi et une personne telle que le comte de Saint-Ger-
  main paraît être. Ce que vous dites est officiel taudis
  que Saint-Germain peut être désavoué sans cérémo-
  nie si la cour de France le juge nécessaire, et, d’après
  ses propres paroles, sa mission n’est pas seulement
  inconnue de l’ambassadeur de France à La Haye, mais
  encore du ministre des Affaires étrangères à Ver-
  sailles qui, bien qu’il soit menacé du même sort que le
  cardinal de Bernis, est encore le ministre apparent...
  C’est donc le désir de Sa Majesté que vous infor-
  miez le comte de Saint-Germain. vous ne pouvez
  vous entretenir avec lui de sujets aussi intéressants à
  moins qu’il ne vous fournisse quelque preuve authen-
  tique que S. M. très chrétienne connaît et approuve sa
  mission291. »
 
  Comme le comte de Saint-Germain ne pouvait
  montrer à l’ambassadeur d’Angleterre aucune lettre
  de créance, sauf les lettres de M. de Belle-Isle et le
 
  291 Ms. Brit. Mus. 6818, 28 mars 1860.
 
  133
  blanc-seing signé du roi Louis XV, ce qui n’était pas
  suffisant pour l’accréditer, il fut obligé de se retirer.
 
  Le lendemain, il vint chez M. d’Affry, accompa-
  gné de M. de Kauderbach et du chevalier de Bruhl,
  et devait, en leur compagnie, aller à Ryswick, chez
  le comte A. Golowkin292, chez qui M. d’Affry était lui-
  même invité à souper.
 
  M. d’Affry prit à part le comte de Saint-Germain et
  lui fit connaître en termes mesurés les instructions
  de M. de Choiseul. Le comte, un instant stupéfait,
  demanda à ses amis de l’excuser auprès de M. Golow-
  kin et ayant pris congé de M. d’Affry, il se rendit chez
  M. de Bentinck. Là, chez son ami, le comte exhala son
  courroux, en disant : « Ce pauvre d’Affry qui pense me
  terroriser par ses menaces ! mais il s’adresse mal, car
  j’ai foulé aux pieds tout à la fois l’éloge et le blâme, la
  crainte et l’espérance. Moi qui n’ai pas d’autre objec-
  tif que de suivre l’impulsion de mes bons sentiments
  envers l’humanité et de lui faire autant de bien qu’il
  sera en mon pouvoir. Le roi sait très bien que je ne
  crains ni d’Affry ni M. de Choiseul293. »
 
  Ce ne fut qu’une dizaine de jours après, le 5 avril
  1760, non sans avoir été sollicité à plusieurs reprises
  par M. d’Affry, que le comte accepta une entrevue.
 
  292    Le comte Alexandre Golowkin était l’ambassadeur de Rus-
  sie en Hollande, Son fils aîné Iwan, qui était son secrétaire,
  servit en 1758 l’espion du gouvernement français en Angle-
  terre. Cf. Interm. des chercheurs et des curieux, no 286, 20
  déc. 1902, p. 900.
 
  293    Arch. de Hollande. Papiers de Bentick, 26 mars 1760.
 
  134
  L’ambassadeur lui fit comprendre qu’il était tombé
  dans un piège, un très fâcheux piège à la cour en
  écrivant au sujet de M. de Bentinck294 à Mme de Pom-
  padour ; que s’étant immiscé dans une transaction
  qui ne le regardait pas, il doit avoir dorénavant, au
  nom du roi, l’obligeance de s’occuper de ses propres
  affaires, et que désormais sa porte lui sera fermée.
 
  Le comte de Saint-Germain écouta M. d’Affry sans
  rien dire, mais quand celui-ci eut terminé son réqui-
  sitoire, il lui fit remarquer que, quant à ce qui lui
  était enjoint « au nom du roi », on ne pouvait rien lui
  ordonner n’étant pas sujet du roi de France. Il ajouta
  qu’il se doutait bien « que M. de Choiseul avait écrit
  tout cela d’après sa propre initiative et que le roi n’en
  savait rien, mais que si on lui présentait un ordre écrit
  du roi, il y croirait mais pas autrement295. »
 
  Un autre des motifs qui avaient fait dicter à M. de
  Choiseul ses dispositions agressives envers le comte
  était plusieurs phrases soulignées dans une de ses
  dernières lettres à Mme de Pompadour, et que voici :
  « Je n’ai à rendre compte de ma conduite qu’à Dieu
 
  294    À propos de M. de Bentinck, M. d’Affry écrit à M. de Choi-
  seul. « N’ayant pas eu de liaisons jusqu’à présent avec lui, il me
  paraissait inutile de les commencer ; qu’il n’était pas un ami de
  la France, et que s’il se rapprochait de nous ce n’était que pour
  renouveler son crédit à La Haye et à Londres vers qui il tombait
  de plus en plus. » Étant donné que le comte de Saint-Germain
  était intime avec M. de Bentinck, les remarques de M. d’Affry
  ne firent que doubler le ressentiment de M. de Choiseul pour
  le comte. Aff. Etrang., Hollande, 503, fo 245.
 
  295    Arch. de Hollande, Papiers de Bentinck, avril 1760.
 
  135
  et à mon Souverain » et plus loin : « Depuis trente
  ans, je suis membre de la noblesse et je suis connu
  pour n’avoir jamais fréquenté des aventuriers ni des
  imposteurs ni jamais reçu de coquins296. »
 
  Durant ce temps, à Versailles, le duc de Choiseul
  agissait devant le Conseil royal. Après avoir produit la
  dépêche de M. d’Affry, « il lut ensuite la réponse qu’il
  lui avait faite, puis, promenant ses regards avec fierté
  autour de ses collègues, et fixant alternativement le
  roi et M. de Belle-Isle297, il ajouta : « Si je ne me suis
  pas donné le temps de prendre les ordres du roi, c’est
  parce que je suis persuadé que personne ici ne serait
  assez osé de vouloir négocier une paix à l’insu du
  ministre des Affaires étrangères de Votre Majesté298. »
 
  296    Arch. de Hollande, Papiers de Bentinck, avril 1760. D’après
  Ms. Brit. Mus. 6818, 28 mars 1760, le comte de Saint-Germain
  aurait envoyé à Paris un de ses serviteurs avec trois lettres :
  une pour le maréchal de Belle-Isle, l’autre pour madame de
  Pompadour, et la troisième pour le comte de Clermont, un de
  ses amis intimes.
 
  297    D’après M. d’Affry et sur sa demande, ses dépêches furent
  communiquées à M. de Belle-Isle « afin qu’il cesse sa corres-
  pondance avec un homme dont la conduite est désavouée ».
  Aff. étrang., Hollande, 503, fo 306. D’Affry retourna même à
  M. de Belle-Isle deux lettres que celui-ci avaient écrites pour le
  comte de Saint-Germain. Idem.
 
  298    Dans l’ouvrage de P. Calmette, ouvr. cité, p. 78, nous avons
  relevé le passage suivant, dans une lettre de M. Choiseul à Vol-
  taire, datée du 8 mai 1760. « Il y a quelque temps que, par les
  intrigues des ennemis, ou d’après leur caractère assez soupçon-
  neux, les ambassadeurs de Vienne, et de Russie, qui sont ici me
  marquèrent des soupçons ; d’abord j’y fis peu d’attention ; ils
  revinrent à la charge, et alors séparément et ensemble je leur
 
  136
  Il savait que ce prince avait établi et toujours sou-
  tenu le principe que le ministre d’un département ne
  devait pas se mêler des affaires d’un autre. Il arriva
  de là ce qu’il avait prévu : le roi baissa les yeux comme
  un coupable, le maréchal n’osa pas dire le mot, et la
  demande de M. de Choiseul fut approuvée »299.
 
  Fort de son droit, le duc de Choiseul, fit parvenir
  aussitôt à M. d’Affry les instructions suivantes :
 
  « À Versailles, 11 avril 1760.
 
  « ... Le roi m’a ordonné de vous mander expressé-
  ment, non seulement de décrier avec les termes les
  plus humiliants et les plus expressifs par vos propos
  et par vos actions ce prétendu comte de Saint-Ger-
  main, vis-à-vis de tous ceux que vous pourrez soup-
 
  déclarai que S. M. lorsqu’elle voudrait faire la paix, ne la leur
  cacherait pas, parce qu’elle savait prendre un parti pour le bien
  de ses affaires hautement, mais qu’il était au-dessous d’elle de
  tromper ; en conséquence le Roi a communiqué à ses alliés qu’il
  avait une espèce de négociation de commencée entre l’Angle-
  terre et la France qui pouvait devoir entraîner le rétablisse-
  ment de la paix générale ; cette négociation est rompue, mais la
  démarche de la part du roi n’en est pas moins certaine. » Nous
  avons ici la preuve que la mission du comte de Saint-Germain
  relevait eu quelque sorte du « secret du roi ».
 
  299 Baron de Gleichen, ouvr. cité, p. 131. Ce récit n’a pu venir à
  M. de Gleichen que du duc de Choiseul dont il se vante d’avoir
  été l’ami ; à moins qu’il soit de pure invention, ce qui serait
  après tout fort possible. Toutefois en ce qui concerne l’attitude
  de Louis XV, la description est exacte ; témoin ce que dit l’abbé
  de Véri dans son Journal, t. I, p. 242 : « Louis XV sentit assez
  la justesse de ces réflexions pour rougir, baisser la tête et se
  taire. C’est son geste quand on le fait s’apercevoir qu’il a tort. »
 
  137
  çonner de connaître ce fripon dans l’étendue de la
  domination des Provinces-Unies, mais S. M. dési-
  rerait de plus que vous puissiez obtenir de l’amitié
  des États-Généraux pour elle, qu’ils fissent arrêter
  cet homme300, pour qu’il puisse être transporté en
  France, et puni suivant la grièveté de sa faute. Il est
  de l’intérêt de tous les souverains et de la loi publique
  que l’on réprime l’insolence d’une espèce pareille,
  qui s’avise de traiter sans mission les affaires d’une
  puissance telle que la France. Je crois que le cas dont
  il s’agit doit être regardé comme étant au moins
  aussi privilégié que ceux qui exigent ordinairement
  la réclamation et l’extradition d’un malfaiteur, ainsi
  le roi a lieu d’espérer que sur votre exposition et en
  conséquence de [quoi]301 le sieur Saint-Germain sera
  arrêté et conduit sous bonne escorte jusqu’à Lille302. »
 
  M. d’Affry suivit aussitôt les instructions de
 
  300    M. de Lamberg, qui ne connait pas le comte de Saint-Ger-
  main, a imaginé une scène qu’il fait raconter par le comte
  lui-même : « Lorsque j’y fus arrêté j’insistais avant de donner
  mon épée, que l’on me fit parler à M. d’Affry, ambassadeur
  de France près de leurs H. P., j’y fus conduit dans ma voiture
  avec l’officier chargé de veiller sur ma personne ; M. l’ambas-
  sadeur me reçut comme s’il était surpris de me voir, mais bien-
  tôt après il dit au garde de se retirer, d’avertir surtout MM. les
  Bourguemaîtres, que jouissant de la protection du roi, j’étais
  sous la sauvegarde de S. M. aussi longtemps que je resterais en
  Hollande. » Mémorial d’un mondain, p. 83.
 
  301    Barré dans le texte.
 
  302    Aff. étrang., Hollande, 503, fo 320. M. d’Affry reçut le mes-
  sage express par l’entremise de l’ambassadeur de France à
  Bruxelles, M. Martin de Lesseps.
 
  138
  M. Choiseul. Il prévint les principaux ministres de la
  République et les quelques ministres étrangers qui se
  trouvaient à La Haye, ainsi que M. Astier, à Amster-
  dam, en priant ce dernier d’avertir les banquiers de
  cette ville d’être en garde contre les propositions du
  comte de Saint-Germain303.
 
  Le lendemain, une scène se jouait à Ryswick, chez
  le comte Golowkin. Le duc de Brunswick s’y trouvait
  ainsi que M. d’Affry et un autre personnage, M. de
  Reischach304. Le duc fit connaître à notre ambassa-
  deur que le comte de Saint-Germain avait fait tout
  son possible pour le voir mais qu’il s’y était refusé ;
  toutefois il avait appris que le comte avait vu d’autres
  personnes, mais qu’il ne pouvait donner aucun nom.
  M. d’Affry fit alors savoir au duc de Brunswick que
  le comte était un homme désavoué par M. de Choi-
  seul et qu’on ne devait ajouter ni foi ni confiance à
  tout ce qu’il s’aviserait de dire sur les affaires de
  France ou sur le gouvernement. Il demanda au duc de
  faire la même déclaration à l’ambassadeur d’Angle-
  terre, M. Yorke, tandis que lui-même l’avait déjà fait
  auprès du Grand-pensionnaire, M. Stein, et du Gref-
 
  303    On lit dans Personnages énigmatiques de F. Bulau, t. 1er,
  p. 343, « que les États-Généraux se montrèrent disposés à
  être agréables au roi — complaisance qu’ils surent faire son-
  ner bien haut — et envoyèrent un nombreux détachement de
  force armée arrêter le comte de Saint-Germain ». Affirmation
  inexacte sans plus.
 
  304    Le baron Thadée de Reischach demeure, jusqu’en octobre
  1782, ministre plénipotentiaire de l’Autriche à La Haye.
 
  139
  fier, M. Henri Fagel305. Le duc de Brunswick répon-
  dit qu’il irait au devant de tout ce qui pourrait aider
  M. d’Affry, mais qu’il désirait ne pas être mêlé à cette
  affaire306.
 
  Rentré chez lui, à La Haye, M. d’Affry écrivit à
  M. Astier les lignes que voici :
 
  « La Haye, 17 avril 1760.
 
  « Le Prétendu comte de Saint-Germain, Monsieur,
  que vous avez vu à Amsterdam, et qui de là est venu
  ici, est un aventurier et un imposteur. Il a eu l’impu-
  dence de s’insérer sans aucun aveu ni mission de sa
  Majesté ni de son ministre, à travailler et à négocier
  sur les intérêts les plus essentiels de sa Majesté et du
  royaume. Sur le compte que j’en ai rendu au roi, et
  sur les lettres qu’il a écrites lui-même à Versailles, sa
  Majesté m’a fait donner l’ordre de réclamer cet impos-
  teur effronté et d’en demander l’extradition pour
  nous être remis. Comme il est parti subitement hier
  de La Haye et qu’il est peut-être à Amsterdam, je vous
  autorise dans ce cas et vous commande au nom de sa
  Majesté de demander sur-le-champ à la magistrature
  d’Amsterdam l’arrêt de cet imposteur et sa détention
  sous bonne et sûre garde jusqu’à ce que nous soyons
  convenus de la manière de le traduire jusqu’aux Pays-
 
  305    Chaque grande ville des Provinces-Unies à sous le nom
  de pensionnaire une sorte de ministre qui est son conseiller ;
  celui de La Haye prend le titre de Grand-pensionnaire. Quant
  au Greffier, c’est en quelque sorte le ministre des Affaires
  étrangères.
 
  306    Aff. Etrang., Hollande, 503, fo 357.
 
  140
  Bas autrichiens pour être ensuite conduit jusqu’à la
  première de nos places307. »
 
  Les allées et venues ainsi que les mesures prises
  par M. d’Affry, lesquelles avaient duré quelques jours,
  permirent au comte de Saint-Germain de déjouer le
  complot de M. de Choiseul, et cela grâce au seul ami,
  resté fidèle, M. de Bentinck van Rhoon.
 
  Aussitôt qu’il eut connaissance de la dépêche de
  M. de Choiseul, M. de Bentinck se rendit, chez le
  Grand-pensionnaire, M. Stein et lui exposa « que le
  comte était venu en Hollande comme tous les autres
  étrangers, confiant en la protection de la loi, et sûr de
  sa sécurité comme faisant partie de la chose publique.
  Qu’on ne pouvait donc accuser le comte d’un crime
  de nature tel qu’aucun souverain dût lui retirer sa
  protection, et que le droit d’asile était tenu comme
  très sacré en Hollande. » Le Grand-pensionnaire en
  convint mais parut très inquiet quant aux sentiments
  réels de M. de Choiseul308.
 
  M. de Bentinck se rendit ensuite chez le Greffier,
  M. Fagel, accompagné par M. Stein. Le Greffier lui fit
  connaître qu’il avait conseillé à M. d’Affry de s’adres-
  ser directement aux États-Généraux ; toutefois il ne
  pensait pas que ces Messieurs livreraient le comte de
  Saint-Germain309.
 
  307    Aff. Etrang., Hollande, 503, fo 354. Ce document n’est
  qu’une copie.
 
  308    Arch. de Hollande, Papiers de Bentinck, 15 avril 1760.
 
  309    Arch. de Hollande, Papiers de Bentinck, 15 avril 1760.
 
  A AA
  D’autre part, M. de Bentinck ayant appris, de
  source sûre, que M. d’Affry et le ministre d’Angle-
  terre, M. Yorke, s’étaient rencontrés à deux reprises
  résolut de voir ce dernier, bien que prévenu. En effet,
  au seul nom du comte, M. Yorke prit un air hautain
  et sévère, et d’une voix rude répondit « qu’il serait
  très heureux de voir le comte remis aux mains de
  la police ». Bien qu’un peu étonné de cette sortie de
  la part d’un ancien ami du comte de Saint-Germain
  et qui l’avait même encouragé dans ses démarches,
  M. de Bentinck répéta à M. Yorke, tout en prenant
  soin de ne pas l’offenser, sa manière de voir quant à
  l’arrestation du comte. M. Yorke persista en disant
  qu’il s’en lavait les mains et refusa de lui remettre un
  passeport pour le comte. M. de Bentinck insistant,
  M. Yorke finit par lui dire que si lui-même demandait
  ce passeport à titre personnel, il ne le refuserait pas à
  cause de la situation officielle de M. de Bentinck van
  Rhoon. Toutefois, celui-ci fit remarquer à M. Yorke
  que M. d’Affry pourrait leur causer une foule d’em-
  barras lesquels seraient écartés s’il était donné au
  comte de Saint-Germain le moyen de quitter la Hol-
  lande. Devant cet argument310, M. Yorke appela son
 
  310 Le comte de Saint-Germain possédait des lettres que
  M. Yorke lui avaient écrites, il fallut donc céder. (Arch. de
  Hollande, Papiers de Bentinck, 31 mars 1760),car ces lettres
  étaient compromettantes pour M. Yorke. Ainsi dans l’une, il
  exprimait au comte « le désir de lui parler et lui signalait ce
  qu’il devait faire de façon à ce qu’ils puissent s’entretenir sans
  risque d’être désavoués dans leurs situations publiques ou
  privées... »
 
  142
  secrétaire et lui ordonna d’apporter une feuille de
  passeport.
 
  Il la signa et la remit en blanc à M. de Bentinck.
  Ainsi, le comte pouvait quitter la Hollande sous son
  nom ou sous tel autre qu’il lui plairait de prendre et
  éviter ainsi les poursuites de M. de Choiseul311.
 
  M. de Bentinck emporta le passeport non sans être
  choqué et révolté par la scène précédente, et se ren-
  dit chez le comte de Saint-Germain, lequel habitait
  depuis peu à l’auberge : « Le maréchal de Turenne ».
  Ce dernier parut extrêmement surpris, « non pas tant
  que M. de Choiseul ait donné l’ordre de l’arrêter, mais
  que M. d’Affry l’exécutât 312. » Le comte fit à son ami
  plusieurs objections, ce dernier les éluda en disant
  que le temps pressait, qu’il devait partir immédiate-
  ment, sa sécurité en dépendant ; cependant, il avait
  jusqu’au lendemain pour se préparer, puisqu’au cas
  même où M. d’Affry aurait eu l’intention de prendre
  des mesures, il ne pouvait le faire avant dix heures du
  matin.
 
  Le comte de Saint-Germain se rendant compte de
  la gravité des circonstances alla aussitôt chez le juif
  Boas auquel il emprunta deux mille florins sur garan-
  tie de trois opales313, et revint trouver M. de Bentinck.
 
  311    M. d’Affry ayant demandé à M. Yorke pourquoi il avait agit
  ainsi, celui-ci lui répondit : « qu’il ne devait pas douter que ce
  fut par envie de nous obliger ». Aff. Etrang., Hollande, 304,
  cot. 47.
 
  312    Arch. de Hollande. Papiers de Bentinck, 15 avril 1760.
 
  313    Aff. étrang., Hollande, 503, fo 357.
 
  143
  Tous deux discutèrent des moyens de sortir de Hol-
  lande et de l’endroit où le comte pouvait se rendre. Ils
  convinrent de l’Angleterre.
 
  Justement un bateau partait le lendemain d’Helle-
  voetsluis314 pour Harwich. Comme aucun des domes-
  tiques du comte ne connaissaient ni la langue hollan-
  daise, ni les routes à suivre pour se rendre au quai
  d’embarquement, M. de Bentinck lui offrit l’un des
  siens315, et afin de dépister les curieux, loua à Leyde
  un carrosse à quatre chevaux. À cinq heures du matin
  le véhicule stationna devant l’auberge du comte ;
  celui-ci « dans sa hâte à partir oublia son épée et
  son ceinturon, un paquet de cœpeaux (sic) d’argent
  ou d’étain et deux bouteilles de liqueurs qu’on ne
  connaît pas316. »
 
  En arrivant à Hellevoetsluis, le comte de Saint-Ger-
  main n’osant se loger dans la ville, monta immédiate-
  ment à bord du bateau-poste « Le Prince d’Orange »
  et y resta jusqu’au moment du départ. On était le 16
  avril 1760317.
 
  314    Le port d’embarquement d’Hellevoetsluis est situé sur la
  Meuse, au sud de l’île de Voorne, sur le Haring-Vlict.
 
  315    Arch. de Hollande. Papiers de Bentinck, 16 avril 1760.
 
  316    Aff. étrang., Hollande, 503, fo 357. D’après les guides de
  l’époque, le comte de Saint-Germain pris la route de Delft,
  laissa son carrosse à Rotterdam et s’embarqua pour Helle-
  voetsluis à bord d’un navire qu’on nomme « la chaloupe de
  passage ».
 
  317    Aff. étrang., Hollande, 503, fo 383.
 
  144
  Le 2 mai suivant, M. d’Affry remit au comte de
  Steiden-Hompesh le mémoire suivant :
 
  « Hauts et Puissants Seigneurs,
 
  « Un inconnu qui se fait appeler le comte de Saint-
  Germain et auquel le roi, mon maître, a bien voulu
  accorder un asyle dans le royaume, en a abusé.
 
  « Il s’est rendu il y a quelque temps en Hollande et
  depuis peu à La Haye, où sans aveu de la part de sa
  Majesté ni de son ministre, et sans aucune mission,
  cet impudent s’est avisé de débiter qu’il était autorisé
  à traiter des affaires de sa Majesté.
 
  « Le roi, mon maître, m’ordonne expressément d’en
  faire part à vos Hautes Puissances et publiquement,
  pour que personne dans l’étendue de leur domination
  ne soit trompé par cet imposteur.
 
  « S. M. m’ordonne de plus, de réclamer cet aven-
 
  145
  LE LUMIE DE SAINI-GERMAIN
 
  turier comme un homme sans aveu, qui a abusé au
  premier chef de l’asyle, qu’on lui avait accordé, en
  s’ingérant à parler du gouvernement du royaume,
  avec autant d’indécence que d’ignorance, et en débi-
  tant faussement et témérairement qu’il était autorisé
  à traiter des intérêts les plus essentiels du roi, mon
  maître.
 
  « S. M. ne doute pas que vos H. P. ne lui rendent le
  service qu’elle a droit d’attendre de leur amitié, et de
  leur équité, et qu’elles n’ordonnent que le prétendu
  comte de Saint-Germain soit arrêté et traduit sous
  bonne escorte à Anvers pour être conduit de là en
  France318. »
 
  Ce mémoire fut pris ad referendum par toutes les
  Provinces-Unies, étant donné que le comte n’étant
  plus dans la République, il suffisait que chaque Pro-
  vince fut instruite de la demande du roi de France,
  dans le cas où celui-là reparaîtrait319. « Ayant déli-
  béré, MM. les députés des Provinces respectives ont
  pris copie du susdit-mémoire pour y être commu-
  niqué plus amplement. Il est convenu que le susdit-
  mémoire sera remis à MM. Pieck van Soelen et autres
  députés des affaires étrangères afin d’être examiné et
  en faire un rapport en vue du conseil réuni320. »
 
  Comme il fallait s’y attendre, l’affaire fut classée.
 
  318    Aff.étrang., Hollande, 304, cot. 8.
 
  319    Aff. étrang., Hollande, 304, cot. 8.
 
  320    Arch. de Hollande. Papiers de Bentinck, ff. 100-101, texte
  français.
 
  146
  M. d’Affry partit en congé pour Paris321, et M. de
  Bentinck van Rhoon put dire à son entourage : « Si
  le comte de Saint-Germain revenait à La Haye, je le
  verrais à nouveau, à moins que les États de Hollande
  ne me l’interdisent, ou bien que je sois convaincu
  que le comte ne soit pas digne d’être admis dans ma
  maison322. »
 
  Le comte était parti si précipitamment de La Haye
 
  321    Dans une conversation particulière que M. de Bentinck eut,
  après le départ du comte de Saint-Germain, avec M. d’Affry,
  celui-ci convint « que le comte était décidément un homme
  très remarquable malgré toutes sortes d’histoires extraordi-
  naires qui ont circulé sur son compte, histoires plus absurdes
  les unes que les autres, sans que cependant, soit à Londres ou à
  Paris, la moindre imputation malveillante se soit élevée contre
  lui. » Arch. de Hollande. Papiers de Bentinck, 18 avril 1760.
 
  322    M. de Bentinck avait raison en disant qu’il conservait
  toute son estime au comte de Saint-Germain. Toute la res-
  ponsabilité de l’aventure aurait dû retomber sur M. de Belle-
  Isle. Lorsque ce dernier envoya le comte à La Haye, il ignorait
  qu’une convention secrète avait été engagée entre l’Angleterre
  et la Prusse à la date du 9 novembre l759, par laquelle les deux
  alliés convenaient « de ne pas conclure de paix, de trêve ou de
  neutralité, ou quelqu’autre convention ou accord qu’il soit,
  avec les puissances qui ont pris part à la présente guerre, que
  de concert et du consentement mutuel, et en s’y comprenant
  l’un l’autre expressément. » Cf. Mercure Historique et poli-
  tique des Pays-Bas. Bruxelles, no 6, février 1760, pp. 19-21. Et
  quand cette convention fut dénoncée en février 1760, il était
  trop tard pour faire revenir le comte de Saint-Germain, et ce
  fut lui qui subit les conséquences malheureuses de ce faux-
  pas. Toutefois ce dernier n’ignorait pas que sa mission devait
  rester secrète et que si elle venait à être connue, il serait désa-
  voué hautement et même compromis.
 
  147
  qu’il n’avait pu prévenir aucun de ses amis d’Ams-
  terdam, et c’est ainsi que l’un d’eux lui écrivait : « Si
  la foudre m’avait frappé, je n’aurais pas pu être plus
  abasourdi que je ne l’ai été quand j’ai su que vous en
  étiez parti. Je vais jouer mon dernier atout et faire
  tous les efforts possibles dans l’espoir d’être à même
  de vous présenter mes respects en personne, car je
  sais bien, Monsieur, que vous êtes le plus grand gen-
  tilhomme qui soit. Je suis seulement peiné que des
  gens de rien osent vous causer des soucis ; on dit que
  l’or et les intrigues de toutes sortes sont mis en jeu
  pour entraver vos efforts pacifiques. Quant à présent,
  je puis respirer un peu, car on m’assure que M. d’Affry
  est parti soudainement, jeudi dernier, pour se rendre
  à sa cour, et j’en conclus, et espère qu’il recevra ce
  qu’il mérite pour avoir manqué à ce qui vous est dû.
  Je le tiens pour être cause de votre longue absence
  et, par suite, de mon chagrin. Si vous pensez que le
  puisse, vous être utile, comptez sur ma fidélité : je ne
 
  148
  possède que mon bras et mon sang : je les mets joyeu-
  sement à voire disposition ». Le Comte de La Watu323.
 
  En somme toute cette affaire pouvait passer pour
  ce qui s’appelle en langage diplomatique « faire des
  sondages », puisque le comte de Saint-Germain n’était
  en aucune façon autorisé ni à conclure ni à négocier
  un accord quelconque.
 
  323 Bureau de l’Enregistrement anglais, 27 avril 1760. Cf.
  I. Cooper Oakley, ouvr. cité, p. 268. Extrait. Le comte de Saint-
  Germain étant en Angleterre lorsque cette lettre parvint à La
  Haye ignora sans doute toujours les dispositions un peu trop
  belliqueuses de son admirateur.
 
  149
  Aventure en Angleterre
 
  Venant d’Hellevoetsluis par le « paquet-boot »324,
  le comte de Saint-Germain toucha terre à Harwich,
  petit port anglais situé sur la rive gauche de la large
  embouchure de la Stour, dans le comté d’Essex. Après
  quelques jours de repos, il prit place dans une des voi-
  tures à six chevaux, appelées « machines volantes »»,
  qui faisaient en un peu plus d’un jour les vingt-huit
  lieues qui séparent Harwich de Londres.
 
  Le comte arriva dans la capitale anglaise entre le
  26 et le 27 avril 17 6 0 325, hors d’atteinte, il est vrai,
  de l’acte de force du duc de Choiseul, mais non pas
  au terme de ses aventures. La Chancellerie de l’Em-
  pire crut tout d’abord qu’on l’avait laissé partir de
  La Haye afin de lui donner un prétexte de se rendre
  à Londres326. Toutefois « comme il est évident qu’il
  n’était pas autorisé par la section du ministre français
 
  324    Le bateau faisant le service entre Harwich et Hellevoetsluis
  s’appelle « Le Prince d’Orange » ; capitaines : Isaac Cron et
  Hunter. Aff. étrang., Hollande, 505, fo 133.
 
  325    Aff. Etrang., Hollande, 505, fo 17.
 
  326    Casanova dans ses Mémoires, t. V, p. 80, écrit : « Le duc de
  Choiseul avait fait semblant de disgracier Saint-Germain en
  France pour l’avoir à Londres en qualité d’espion ; mais lord
  Halifax n’en fut pas la dupe, il trouva même la ruse grossière. »
  D’après T. P. Barnum, ouvr. cité, p. 366 : « M. de Choiseul avait
  écrit à M. Pitt en le priant de faire arrêter ce personnage qui
  n’était autre qu’un espion russe. Mais Saint-Germain prévenu
 
  150
  [M. de Choiseul] au nom duquel il prétend parler327,
  et que son séjour ici ne pouvait être d’aucune utilité
  et pouvait entraîner des conséquences désagréables
  —on parlait de tractations secrètes — il fut jugé préfé-
  rable de se saisir de sa personne dès son arrivée 328. »
  C’est ainsi qu’à sa descente de voiture, le comte fut
  prié par un messager d’État, sur l’ordre du secrétaire
  d’État au ministère des Affaires étrangères, William
  Pitt, de se tenir à la disposition du gouvernement. Ce
  fut dans son appartement qu’il fut interrogé par un
  commis au ministère. Cet entretien n’apporta rien
  qui puisse être interprété contre lui sauf « que sa
  conduite et son langage sont étudiés et comportent
  un mélange étrange qu’il est malaisé de définir »329.
  Bien que le rapport fût favorable, le ministre jugea
  préférable de ne pas laisser le comte séjourner ni à
  Londres ni en Angleterre et l’invita à quitter le terri-
  toire dans les plus brefs délais330.
 
  à temps par les esprits qu’il avait à son service, s’échappa sur
  le continent. »
 
  327    Le comte de Saint-Germain n’est jamais venu en Hollande
  pour négocier la paix mais simplement tâcher de renouer
  les pourparlers interrompus par l’intransigeance de M. de
  Choiseul.
 
  328    Mitchell Papers, 6 mai 1760.
 
  329    Mitchell Papers, 6 mai 1760.
 
  330    On lit dans les Mémoires de Casanova, t.V, p. 77 : « Le mes-
  sager d’État qui lui ordonna de partir de Londres l’a convaincu
  que le ministre anglais n’a pas été la dupe de la demande
  que le comte d’Affry fit de sa personne au nom du roi aux
  États-Généraux. »
 
  151
  Dans son embarras, le comte de Saint-Germain se
  décida à s’adresser à M. de Knyphausen, ambassa-
  deur du roi de Prusse à Londres331, et fit demander
  au ministre des Affaires étrangères de l’Angleterre de
  bien vouloir l’autoriser à s’entretenir avec cet ambas-
  sadeur332. M. Pitt ayant accédé à cette demande, le
  baron de Knyphausen se rendit chez le comte. Celui-
  ci lui déclara « qu’il ne pouvait, pour la raison de sa
  sécurité, retourner en Hollande, et avait décidé de
  se rendre auprès de Frédéric II, afin d’obtenir l’hos-
  pitalité dans ses états et d’être protégé ainsi contre
  les actes de violence de M. de Choiseul. Le comte
  ajouta que telle avait été sa première intention lors
  de son départ de Hollande, mais que le comte de Ben-
  tinck lui avait conseillé de se rendre au préalable en
  Angleterre 333. »
 
  M. de Knyphausen fit connaître au comte, et en
  cela d’accord avec M. Pitt, qu’il devra se rendre à
  Aurich près d’Emden, sous le nom de comte Cea et
  attendre les dispositions de Frédéric II334.
 
  331    Dodo-Henri, baron de Knyphausen fut, de 1758 à 1776,
  ministre plénipotentiaire de Frédéric II, à Londres. Il était
  ami d’un parent de M. de Bentinck. Cf. Kurze biographie des
  Reichsgrafen W. F. Bentinck Erb und landershernn der freien
  Herrschaft Knyphausen. Oldenbourg, 1836.
 
  332    Lord Holdernesse, ami du comte de Saint-Germain, venait
  d’être remplacé, en mars 1760, au poste de secrétaire d’État,
  par le comte de Bute et le duc de Newcastle s’était retiré de la
  politique. Aff. étrang., Angleterre, 443.
 
  333    Arch. secrètes de Berlin, 6 mai 1760. Cf. G. B. Volz, ouvr.
  cité, p. 192.
 
  334    Selon P. J. Grosley, ouvr. cité, p. 325 : « Le comte de Saint-
 
  152
  Muni cette fois d’un passeport en bonne et due
  forme, le comte prit le coche pour Harwich, à l’au-
  berge « Aux armes du Roi » dans Leadenhall-Street, et
  arrivé au port monta dans le bateau-poste qui se ren-
  dait à Hellevoetsluis. « Il s’y arrêta le moins qu’il fut
  possible, parce qu’au sortir de l’Angleterre la bourse
  des voyageurs est rarement assez garnie, pour résister
  aux sorties que font les cabaretiers de cette ville335. »
  Il gagna en diligence La Haye et reprit son ancien
  logement au « Maréchal de Turenne ».
 
  Le comte de Saint-Germain eut d’abord l’intention
  de suivre à la lettre les prescriptions de M. de Kny-
  phausen « craignant de n’être pas en sûreté en Hol-
  lande336, » mais il changea d’avis comme nous le ver-
  rons bientôt.
 
  Son aventure de Londres eut quelques échos dans
  la presse anglaise ; trois surtout parurent dans le Lon-
  don Chronicle, et sont à différents points de vue exces-
  sivement curieux.
 
  Dans le numéro du 24 au 27 mai 1760, on lisait
  l’entrefilet suivant d’après une dépêche de Rotter-
  dam, datée du 18 mai : « Le comte de Saint-Germain
  étant relevé de ses fonctions d’envoyé est arrivé ici.
  Pendant qu’il était en charge, il a eu plusieurs confé-
 
  Germain devint mi objet de la curiosité publique, qui s’occupa
  longtemps de lui et qu’il ne dérouta qu’en fuyant dans les états
  du Nord, où l’on perdit sa trace ». On verra qu’il n’en était rien.
 
  335    Baron de Bielfeld, Lettres familières. La Haye, Gosse, 1763,
  t. II, p. 402.
 
  336    Mitchell Papers, 6 mai 1760.
 
  153
  rences avec quelques-uns des lords du Conseil privé,
  ce qui ouvre un plus large champ aux conjectures337. »
 
  Dans celui du 31 mai au 3 juin, on pouvait lire sous
  le titre : Anecdotes sur un mystérieux étranger, et sous
  la signature de Lady’s Magazine, les lignes suivantes :
  « J’espère que ce gentilhomme (au sujet duquel on
  n’a jamais pu découvrir la moindre chose déshono-
  rante, et dont je respecte sincèrement la science et le
  génie) ne prendra pas ombrage de mes observations
  au sujet du titre qu’il a pris et que je ne crois pas être
  le sien par droit de lignée ou par faveur royale ; son
  nom véritable est peut-être l’un des mystères qui, à sa
  mort, surprendra le monde plus que tous les étranges
  incidents de sa vie. Mais lui-même ne niera pas, je le
  suppose, que le nom qu’il porte maintenant ne soit
  un nom d’emprunt.
 
  « La patrie de cet étranger est aussi totalement
  inconnue que son nom ; mais au sujet des deux, ainsi
  que de sa jeunesse, de nombreuses suppositions ont
  toujours remplacé la connaissance et, comme il était
  facile d’inventer n’importe quoi, la perversité de la
 
  337 Ce même entrefilet est rédigé ainsi dans la Gazette de
  Bruxelles : « Le comte de Saint-Germain a été mis en liberté à
  Londres et est arrivé ici [à Rotterdam]. Même durant sa cap-
  tivité, il eut de nombreux entretiens avec plusieurs membres
  du Conseil privé ce qui donne lieu à de nouvelles supposi-
  tions. » Cette rédaction quoique plus près de la vérité est assez
  curieuse. Voulait-on dire que la conversation du comte de
  Saint-Germain avec M. de Knyphausen avait un but politique,
  peut-être ! Toutefois le rédacteur se trompait comme il nous
  l’avons vu.
 
  154
  nature humaine et peut-être aussi l’envie que ressen-
  taient les curieux leur a fait choisir des passages sans
  doute moins favorables que ceux qui auraient été
  fournis par la vérité.
 
  « Jusqu’à ce que des renseignements plus précis
  puissent être fournis, il serait juste que le monde sus-
  pendit sa curiosité et la charité demande qu’on ne
  croie pas certains détails qui n’ont pas de raisons338. »
 
  Enfin dans le numéro du 30 juin au 3 juillet fut
  publiée la note suivante : « Nous apprenons de Paris
  que plusieurs personnes de distinction ont fait des
  démarches auprès du roi en faveur du comte de Saint-
  Germain dont il est tant question. Sa Majesté était
  sur le point de lui pardonner lorsqu’on découvrit qu’il
  était un espion du roi de Prusse à la cour de France et
  son représentant auprès de Mme de Pompadour339. »
 
  338    On croirait que cet article a été inspiré par le comte de
  Saint-Germain ; en tout cas l’auteur a connu le comte.
 
  339    Cette affirmation tendancieuse est contredite par les pro-
  pos mêmes de Frédéric II dans une lettre à sa nièce, la femme
  du Stathouder de Hollande, Guillaume V : « Je n’aime pas ces
  gens dont on raconte des choses merveilleuses » (Potsdam, 17
  mars 1778) ; et dans une autre lettre à son envoyé à Dresde,
  M. d’Alvensleben, il dira : « Je m’intéresse à Saint-Germain
  uniquement par curiosité » (id., 29 mars 1777). Et quand le 25
  juin de la même année, le comte de Saint-Germain demandera
  audience, le roi de Prusse ne lui répondra que par l’intermé-
  diaire de M. d’Alvensleben. À cette dernière remarque se rap-
  portent les dires du baron de Gleichen (ouvr. cité, p. 133) qui
  montre le comte traitant le margrave de Bayreuth comme un
  écolier en lui refusant de lui faire voir des lettres de Frédé-
  ric II, qu’il tenait dans ses mains. Nous sommes donc certain
 
  155
  Le comte ne fut certainement pas sans ignorer les
  contradictions du journal londonien. Il y répondit
  implicitement en restant en Hollande.
 
  que le comte ne pouvait avoir de telles lettres, et que dans
  cette scène le personnage dont il est question, est le lieute-
  nant-général Claude-Louis de Saint-Germain.
 
  156
  Retour en Hollande
 
  Le comte de Saint-Germain ne s’était pas rendu
  en Allemagne ; « il errait depuis son retour d’Angle-
  terre, dans les provinces de la République et ses envi-
  rons, sous des noms supposés et en se cachant avec
  soin340. » Cette dernière information de l’ambassadeur
  de France, M. d’Affry, n’était rien moins qu’exacte. Le
  comte se cachait si peu qu’il habitait La Haye, rendait
  souvent visite à son ami, M. de Bentinck van Rhoon,
  dans sa propriété de Leyde, et allait chaque semaine
  à Amsterdam, voir le bourgmestre, M. Hasselaar. Il
  est vrai, cependant, que le comte se rendit à Altona,
  près de Hambourg dans le courant d’août 1760341. Ce
  voyage fut de courte durée, puisque nous trouvons
  dans la Gazette des Pays-Bas, à la date du 12 jan-
  vier 1761, la note que voici : « Le soi-disant comte de
  Saint-Germain, cet homme indéchiffrable, dont on ne
  sait au juste ni le nom, ni l’origine, ni l’état, qui a des
  revenus sans qu’on sache d’où ils proviennent, des
  connaissances sans qu’on sache où il les a acquises,
  des entrées dans les cabinets des Princes, sans qu’au-
  cun l’avoue et le réclame, cet homme venu sur terre
  sans qu’on devine par où, est actuellement ici [La
 
  340    Aff. étrang., Hollande, 509, fo 301.
 
  341    London Chronicle, 22 août 1760.
 
  157
  Haye], ne sachant où poser le pied et comme exilé de
  tous les pays.
 
  « Il s’est adressé dernièrement à M. d’Affry pour
  obtenir, par sa médiation la liberté d’exister quelque
  part.
 
  « M. d’Affry a écrit en conséquence au maréchal
  de Belle-Isle342 dont la réponse porte que si le roi
  [Louis XV] voulait faire justice en rigueur à M. de
  Saint-Germain, il lui ferait faire son procès, comme à
  un criminel d’État ; mais que sa majesté voulant user
  d’indulgence, se contentait d’ordonner à M. d’Affry,
  « de n’avoir aucun commerce ni liaison avec lui, de
  quelque manière que ce puisse être c’est-à-dire, de ne
  point lui écrire, ni répondre à ses lettres, ni lui per-
  mettre l’accès auprès de lui ».
 
  Donc le comte de Saint-Germain est bien à La Haye,
  à Leyde ou Amsterdam, suivant les circonstances ;
  or l’ineffable Casanova, lui, l’a vu à Paris, et voici la
  scène qu’il imagina s’étant rendu au bois de Boulogne
  avec Mme d’Urfé, avec laquelle il eut une conversation
  sur les anges des planètes, « nous nous acheminions,
  dit-il, vers la voiture quand tout à coup Saint-Ger-
  main s’offrit à nos regards ; mais dès qu’il nous eut
  aperçus, il rebroussa chemin et alla se perdre dans
  une autre allée. L’avez-vous vu ? lui dis-je. Il travaille
  contre nous, mais nos génies l’ont fait trembler. — Je
  suis stupéfaite. J’irai demain à Versailles pour donner
 
  342 Ce fait a dû se passer à la fin de 1760, le maréchal étant
  mort le 26 janvier 1761.
 
  158
  cette nouvelle au duc de Choiseul. Je suis curieuse de
  voir ce qu’il dira... Le lendemain, je sus de Mme d’Urfé
  la plaisante réponse que lui avait faite M. le duc de
  Choiseul lorsqu’elle lui avait annoncé la rencontre
  qu’elle avait faite du comte de Saint-Germain dans le
  bois de Boulogne. Je n’en suis pas surpris, lui avait dit
  ce ministre, puisqu’il a passé la nuit dans mon cabi-
  net343. » La réponse prêtée à M. de Choiseul par Casa-
  nova est peut-être spirituelle mais ne rend pas véri-
  dique son anecdote.
 
  Un autre incident, mais celui-ci incontestable, se
  passa à La Haye, vers la fin de 1761. Un nommé Jaco-
  tet vint trouver M. d’Affry « Prétendant que le comte
  de [Saint-Germain] se cache dans Amsterdam et qu’il
  s’engageait à le faire découvrir344. » Tout d’abord l’am-
  bassadeur de France crût sur parole ce Jacotet, mais
  ayant appris à ses dépens que le renseignement ne
  valait rien, puisque le comte était à La Haye, il consi-
  déra ce Jacotet comme un aventurier, d’autant plus
  que ce dernier était poursuivi par deux honorables
  commerçants d’Amsterdam, les sieurs Coq et Van-
  giens, à la requête de la veuve du chevalier Lambert,
  de Paris. C’était en quelque sorte une vengeance de ce
  Jacotet contre les amis du comte de Saint-Germain.
 
  Six mois après, le 22 mars 1762, M. d’Affry infor-
  mait M. de Choiseul que « sous le nom d’un négociant
  d’Amsterdam nommé Noblet ; le comte avait acquis
 
  343    Casanova, ouvr. cité, t. V, pp. 79-80.
 
  344    Aff. étrang., Hollande, 50l, fo 301.
 
  159
  une terre en Gueldre nommée Huberg, que M. le
  comte de Welderen a vendue, et sur laquelle il n’a
  pourtant encore payé, qu’à peu près 30.000 francs,
  argent de France345. »
 
  M. d’Affry demanda à notre ministre des Affaires
  étrangères s’il devait poursuivre le comte ou bien
  le laisser tranquille ? La réponse de M. de Choiseul
  ne nous est pas connue, mais il est probable que le
  ministre opta pour la seconde solution.
 
  Le comte de Saint-Germain habitait Ubbergen,
  petite ville hollandaise à proximité de la frontière
  allemande, à très peu de distance de Nimègue. « Il
  avait établi dans sa maison un vaste laboratoire dans
  lequel il s’enfermait des jours entiers, absorbé par
  ses recherches sur les matières colorantes. On assure
  même que la ville d’Amsterdam manifesta le désir de
  lui acheter le droit exclusif d’utiliser ses découvertes,
  mais il refusa, ne voulant pas favoriser plus spéciale-
  ment une ville ou une province de la République. Il a
  rendu de grands services à Gronsveld en l’aidant dans
  la préparation des couleurs pour sa manufacture de
  porcelaines à Weesp, près d’Amsterdam346. »
 
  D’autre part, le comte avait acquis quelques
  domaines ruraux près de Zutphen, on pouvait croire
  que sa vie d’aventures était terminée et qu’il se fixe-
  rait dans les Provinces-Unies.
 
  345    Aff. Etrang., Hollande, 509, fo 503.
 
  346    Mémoires de Hardenbrock, Cf. I. Cooper-Oakley, ouvr. cité,
  p. 215.
 
  160
  Si absorbé qu’il fût par ses expériences, il entre-
  tenait une importante correspondance avec tous les
  pays d’Europe, mais la France était toujours privi-
  légiée, car il avait conservé dans notre pays ses plus
  chers amis.
 
  Est-ce par humour ou pour avoir le dernier mot
  dans l’aventure de La Haye, que M. de Choiseul écri-
  vit à M. d’Affry le 4 août 1762 : « Nous avons puni le
  prétendu comte de Saint-Germain de l’insolence et de
  l’imposture des propos qu’il avait tenus, et il faut lais-
  ser à cet aventurier le soin de perfectionner le discré-
  dit général dans lequel nous l’avons fait tomber347. »
  Cette satisfaction morale n’était pour M. de Choi-
  seul qu’une sorte de « chant du cygne » ; l’année sui-
  vante, il n’était déjà plus ministre des Affaires étran-
  gères, tandis que le comte de Saint-Germain reprenait
  à travers l’Europe le cours de ses pérégrinations, et
  était partout reçu avec honneur et distinction.
 
  347 Aff. étrang., Hollande, 509, fo 327.
 
  161
  Chapitre IX :
 
  Apparition en Russie
 
  Il est probable que ce fut au printemps de l’année
  1762 que le comte de Saint-Germain se rendit en
  Russie.
 
  Depuis le 5 janvier de la même année, à la mort de
  l’impératrice Elisabeth, l’empire russe était gouverné
  par Charles-Pierre Ulrich, duc de Holstein-Gottorp,
  sous le nom de Pierre III. Ce prince, qui réunissait en
  lui le sang de Pierre Ier et de Charles XII, avait épousé
  en 1745, Sophie-Auguste Frédérique d’Anhalt-Zerbst.
 
  Dès le début de son règne, Pierre III s’était aliéné
  le clergé en préférant le luthéranisme à la religion
  grecque ; puis, suivant le projet de Pierre Ier, il avait
  réuni les terres de l’Église au domaine ; ensuite il
  contraignit les prêtres à prendre le costume des pas-
  teurs luthériens, fit enlever des églises les images des
  saints, et enfin s’était abstenu de se faire couronner à
 
  162
  Moscou, selon les rites consacrés348. De plus, il se fit
  des ennemis dans l’armée, par des innovations dan-
  gereuses, à la manière de Frédéric II qu’il admirait.
  C’est alors que, par des propos semés avec art, on le
  rendit suspect au peuple.
 
  Au contraire, sa femme, princesse allemande, qui
  avait pris le nom de Catherine, en embrassant la reli-
  gion grecque lors de son mariage, s’identifiait à sa
  patrie d’adoption. Avec beaucoup d’adresse et de cir-
  conspection, armée d’une grande intelligence, elle
  résolut de prendre le pouvoir, et pour cela se fit bien
  voir des popes, sut attirer chez elle les gens qui pou-
  vaient lui être utiles pour l’accomplissement de son
  œuvre. Ainsi pas à pas, Catherine organisa la conjura-
  tion qui devait l’amener sur le trône des tzars349.
 
  Ce qu’il y a d’étonnant dans cette révolution russe,
  c’est qu’elle se soit faite sans la moindre opposition et
  sans qu’on ait été obligé d’employer la force.
 
  Disons tout de suite pour couper court aux histoires
 
  348    Flassan, Histoire générale et raisonnée de la diplomatie
  française. Paris, 1811, t. IV, p. 339.
 
  349    D’après E. Boutaric, Correspondance secrète inédite de
  Louis XV. Paris, Plon, 1866, t. 1er, p. 109, Catherine avait fait
  sonder M. de Breteuil, notre ambassadeur, et lui avait demandé
  de l’argent. Celui-ci répondit qu’il n’en n’avait pas ; et voyant
  la conjuration prête à éclater, quitta la Russie pour y revenir
  peu après. Nous nous demandons pourquoi M. de Breteuil
  eut-il besoin de fouiller dans les archives de son ministère de
  la maison du roi, pour savoir qui était le comte de Saint-Ger-
  main, puisqu’il fut à même de se renseigner sur lui, à Saint-
  Pétersbourg. Cf. C. de Courchamps, ouvr. cité, t. II, p. 269.
 
  163
  relatives à la participation du comte de Saint-Germain
  aux faits qui marquèrent la fin tragique de Pierre III,
  que le comte ne se trouvait plus à Saint-Pétersbourg
  « qu’il avait quitté avant cette époque350, » et qu’au
  surplus, il n’eut aucun rapport ni de près ni de loin
  avec Catherine II ; ajoutons que, après recherches
  faites dans le journal officiel de la cour du temps,
  « son nom n’est pas cité parmi les autres351 ».
 
  Le comte était venu à Saint-Pétersbourg sur les
  instances de son ami, le célèbre peintre italien, comte
  Pierre Rotari352. Le peintre habitait la Grafsky pereont-
  lok (ce qui signifie petite rue), près du pont Anitchkoff,
  sur la Newsky, où se trouve le palais impérial. Pierre
  Rotari, que le comte connaissait depuis longtemps,
  était originaire de Vérone. Après avoir parcouru
  l’Europe et acquis une fortune considérable, il vint à
  Saint-Pétersbourg, appelé par l’impératrice Elisabeth
  pour être le peintre de la cour. Aidé de ses élèves,
 
  350    D’après le récit de M. Pyliaeff, autour du « Vieux Peters-
  bourg ». Cf. I. Cooper-Oakley, ouvr. cité, p. 30. Nous-même,
  après maintes recherches aux archives du ministère des Aff.
  étrangères, nous n’avons rien trouvé.
 
  351    Renseignement fourni par le Directeur de la librairie
  « Mezrdunarodnaya Kniga » à Saint-Pétersbourg (1932).
 
  352    Le comte Rotari (1707-1764), élève d’Antoine Balestra
  et d’Ange Trévisani, a laissé plusieurs tableaux de grande
  dimension dont les sujets se rapportent à la religion (Musées
  de Munich et de Dresde). On lui doit un certain nombre de
  gravure à l’eau forte. Le peintre russe Rokotov semble s’être
  formé sous son influence. Cf. Siret, Dictionnaire histor. des
  peintres. Paris, Lacroix,1866.
 
  164
  Pierre Rotari peignit de 1757 à 1762, environ trois
  cents portraits des plus jolies femmes de la cour353.
 
  Passionné pour son art, le comte Rotari n’avait
  qu’une idée : atteindre la perfection des maîtres, mais
  il doutait d’y arriver. « Un jour, dans le grand parc de
  Berlin, voyant un aveugle qui jouait supérieurement
  de deux giumbardes à la fois, dont il tirait des sons
  d’autant plus harmonieux qu’ils ne sont pas dans
  l’instrument même, le peintre s’écria : cet homme fait
  plus que moi, il est le seul de son art, et malheureuse-
  ment il y a des Carraches et des Guidis avant de par-
  venir à la perfection354. »
 
  Accompagné de l’artiste, le comte de Saint-Ger-
  main fréquenta le salon des plus illustres familles de
  Saint-Pétersbourg : les Razoumowsky et les Youssou-
  poff ; de même qu’à Londres, il enchanta ses audi-
  teurs par sa virtuosité sur le violon « dont il se servait
  comme d’un orchestre ». On assure que le comte dédia
  à la comtesse Ostermann un morceau de musique de
  harpe dont il était l’auteur355.
 
  Le comte connut aussi durant le peu de temps qu’il
  resta dans la capitale russe, un avocat de Genève,
 
  353    Les tableaux du comte Rotari décorent au palais de Pete-
  rhof le cabinet des Modes et des Grâces.
 
  354    Comte de Lamberg, ouvr. cité, p. 50.
 
  355    Cette partition, magnifiquement reliée en maroquin rouge,
  fut donnée plus tard par M. Pyliaeff au grand compositeur
  Chaïkowsky. La famille Youssoupoff devait être aussi en pos-
  session de manuscrits musicaux du comte de Saint-Germain.
  Cf. I. Cooper-Oakley, ouvr. cité, p. 31.
 
  165
  LE COMTE DE SAINT-GERMAIN
 
  M. Pictet, qui lui-même était reçu dans beaucoup de
  maisons. D’origine genevoise et magistrat de police,
  M. Pictet, n’ayant pu être du conseil des Cent, à cause
  de son jeune âge, vint à Paris, et de là s’engagea avec
  un Russe pour voyager durant trois années. Étant
  à Vienne, il rencontra Grégoire Orlof et alla avec
  lui à Saint-Pétersbourg. Dans cette ville, il trouva
  M. Magnan, négociant, dont il épousa la sœur, et s’as-
  socia avec lui. Une affaire louche à laquelle il fut mêlé,
  lui valut bien qu’innocent, une médiocre réputation.
  Il avait cependant de l’esprit et des connaissances.
 
  Ce n’était pas surtout M. Pictet que le comte fré-
  quentait, mais son beau-frère, M. Magnan, lequel
  s’occupait d’achat et de vente de pierreries. Ce der-
  nier mettait à part toutes les pierres auxquelles il
  manquait quelque qualité et les remettait au comte
  afin que celui-ci puisse leur donner l’éclat voulu356.
 
  Au bout de trois mois357, le comte regagna Ubber-
  gen et reprit ses travaux, après avoir fait ses adieux à
  son ami Pierre Rotari qu’il ne devait plus revoir.
 
  Avant de poursuivre les incidents de la vie du comte
  de Saint-Germain, ouvrons ici une parenthèse.
 
  Deux écrivains de nos jours358 ont voulu identifier
 
  356    Chevalier de Corberon, Journal intime. Paris, Plon, 1901,
  t. II, pp. 193-195.
 
  357    D’après I. Cooper-Oakley, ouvr. cité, p. 30, le comte de
  Saint-Germain se serait trouvé à la cour d’Arkhangel, le 3
  mars 1762, avec la princesse Marie Galitzine. Or cette ville est
  située à 737 km. de Saint-Pétersbourg !
 
  358    Pierre Lhermier, Le mystérieux comte de Saint-Germain.
 
  166
  notre personnage avec le nommé Odard, qui joua un
  rôle connu à Saint-Pétersbourg, à la même époque.
 
  D’après les Mémoires de la Princesse Daschkol, dame
  d’honneur de Catherine II et troisième fille du chan-
  celier Voronzof, considérée surtout comme l’âme de
  la révolution de 1762, nous apprenons que « parmi
  les étrangers qui vinrent chercher fortune à Saint-
  Pétersbourg était un Piémontais du nom de Odard
  qui, sur la recommandation du gouverneur du grand-
  duc Paul, Nikita Panine, d’origine italienne, obtint
  d’être nommé avocat près la chambre de commerce de
  la ville. C’était un homme d’un certain âge, à l’aspect
  maladif, mais l’air rusé. Toutefois, l’ignorance de la
  langue russe le rendit incapable de tenir son emploi.
  Odard essaya par la suite de se faire admettre comme
  secrétaire auprès de l’impératrice, avec l’appui de la
  princesse Daschkof, mais la tentative échoua. Enfin,
  par l’intermédiaire du grand chambellan, comte Stro-
  gonof, il parvint à une place peu rémunérée d’inten-
  dant, dans la maison de plaisance de Pierre III, à Ora-
  nienbaum. La princesse Daschkof ajoute qu’elle n’a
  été qu’une seule fois en rapport avec Odart et que
  durant les trois semaines qui précédèrent la révolu-
  tion, elle n’eut aucun contact avec lui359. »
 
  Ces quelques renseignements nous semblent suffi-
 
  Paris, édit. Colbert, 1943, pp. 167-205. Jean de Kerdeland, De
  Nostradamus à Cagliostro. Paris, édit. Self, 1945, pp. 191-201.
  359 Mémoirs of the princess Daschkaw, lady of honour to
  Catherine II, written by herself, edited from the original by
  Mrs W. Bradford. London, Colburn, 1840, t. 161, pp. 62-63.
 
  167
  sants pour que l’intrigant Odard ne soit pas confondu
  avec notre personnage.
 
  168
  M. de Surmont, industriel
 
  L’année 1763 marque pour le comte de Saint-Ger-
  main la cessation des poursuites intentées contre
  lui par le duc de Choiseul, au titre de ministre des
  Affaires étrangères de France, celui-ci n’étant plus
  que ministre de la Guerre. La raison en est la sui-
  vante : Si la paix signée à Hubersbourg, le 15 février,
  entre l’Autriche, la Prusse et la Saxe finissait la guerre
  de Sept ans, le traité paraphé, le 10 du même mois,
  à Paris, entre la France et l’Angleterre mettait fin à
  la guerre maritime. On se souvient que c’est à cause
  de pourparlers concernant ce traité que le comte de
  Saint-Germain fut poursuivi par M. de Choiseul.
 
  Le comte pouvait donc reprendre en toute sûreté
  sa liberté d’aller et venir en Europe, ce qu’il fit mais
  en changeant de nom. Comme il avait acheté, en Hol-
  lande, près de Nimègue, le domaine de Ubbergen, il en
 
  169
  francisa le nom pour son usage et devint ainsi M. de
  Surmont.
 
  C’est dans les premiers jours de mars qu’il se diri-
  gea vers la Belgique appelée à cette époque les Pays-
  Bas catholiques, et sous la domination de la maison
  de Habsbourg.
 
  En passant à Bruxelles360, M. de Surmont alla
  rendre visite, un soir, très tard, car il ne sortait jamais
  la journée361, à M. de Cobenzl362, ministre plénipoten-
  tiaire de l’impératrice-reine Marie-Thérèse, près le
  gouverneur général, le prince Charles de Lorraine.
  Il n’ignorait pas qu’en 1746, M. de Cobenzl avait été
  le correspondent bénévole du prince de Galles, Fré-
  déric-Louis, fils aîné de Georges II d’Angleterre363,
 
  360    Tout ce chapitre est rédigé d’après les Archives de la Secré-
  tairerie de Guerre et d’État de Bruxelles, vol. 1053 à 1303.
 
  361    A. R. Von Arneth, Graf Philipp Cobenzl und seine Memoiren.
  Vienne, 1885, pp. 84 et suiv.
 
  362    Charles-Jean-Philippe, comte de Cobenzl, né à Vienne le 21
  juillet 1712, était le fils du comte Jean-Gaspar et de Catherine,
  comtesse de Rindsmaul, sa seconde femme. Après avoir fait
  ses études supérieures à Leyde, il voyagea. En 1734, il épousa
  la fille du général Palffi. Après avoir parcouru l’Allemagne, il
  revint à Vienne, et fut nommé ministre à Bruxelles, le 19 août
  1753, en remplacement du marquis de Botta-Adorno. « En
  dépit des apparences de son titre, il est l’espion officiel que
  Charles VI a mis à côté de sa sœur, l’archiduchesse Elisabeth
  et que Marie-Thérèse maintiendra auprès de son beau-frère, le
  prince Charles de Lorraine. » Cf. C. de Villermont, Le comte de
  Cobenzl. Paris, Desclée, 1925, p. 25.
 
  363    Archives de Vienne. Correspondance de Marie-Thérèse,
  vol. 271.
 
  170
  et comme nous l’avons dit, M. de Surmont ayant été
  l’ami du prince, il fut facile pour lui de se présenter
  à l’hôtel Mastaing, et d’être admis chez le ministre.
  Ce qui n’empêchera pas le neveu de M. de Cobenzl
  d’écrire plus tard : « Il s’introduisit auprès de mon
  oncle d’une façon très mystérieuse, grâce à des lettres
  de recommandation, je ne sais pas de qui364. »
 
  M. de Cobenzl reçut M. de Surmont dans son grand
  cabinet. Les murs étaient ornés de quatre grandes
  pièces de savonnerie, représentant l’histoire de Psy-
  ché. Au milieu de la pièce trônait une magnifique
  table-bureau à pied de biche, incrustée de porcelaine
  de Sèvres, avec écritoires d’argent et de Sèvres. Dans
  les encoignures, des meubles précieux surmontés de
  porcelaines les plus rares.
 
  M. de Surmont se rendit compte qu’il avait devant
  lui un amateur d’art et quand il apprit que celui-ci
  possédait une collection de tableaux remarquables, il
  lui exprima son admiration, « et comme je suis très
  susceptible pour l’amitié, dira M. de Cobenzl, je lui ai
  témoigné la mienne365. »
 
  « Un jour que le ministre disait que peu de parti-
  culiers pouvaient se vanter de posséder un Raphaël
  authentique M. de Surmont répondit que c’était peut-
  être juste, mais que dans sa collection il en avait et,
  comme preuve, quinze jours ou trois semaines après,
  arriva un tableau dont il fit cadeau à M. de Cobenzl
 
  364    A. R. von Arneth, ouvr. cité, p. 86.
 
  365    Cobenzl à Kaunitz, 28 avril 1763.
 
  171
  comme provenant de sa collection, et quelques artistes
  de Bruxelles à qui ce dernier montra ce tableau, décla-
  rèrent que c’était un Raphaël authentique.
 
  M. de Surmont ne voulut pas le reprendre et le pria
  de l’accepter en signe d’amitié.
 
  « Une autre fois, il montra à M. de Cobenzl un
  gros solitaire, qui avait des taches et dit qu’en peu
  de jours il le rendrait sans défaut. Et effectivement,
  quelques jours après, il apporta un solitaire, taillé de
  la même manière, qui était impeccable et sans taches,
  en assurant que c’était la même pierre. Après que
  M. de Cobenzl l’eut admiré et examiné, il voulut lui
  rendre la pierre, mais M. de Surmont ne voulut pas
  la reprendre et dit qu’il avait assez de diamants des-
  quels il ne savait que faire, et pria le ministre de gar-
  der celui-ci comme souvenir. Ce dernier qui ne vou-
  lait accepter aucun cadeau, se débattit longtemps,
  mais devant l’insistance de son hôte finit par se lais-
  ser convaincre366. » Les premières impressions lais-
  sées par M. de Surmont sur M. de Cobenzl furent les
  suivantes : « J’ai trouvé en lui l’homme le plus étrange
  que j’ai connu dans ma vie. Il possède de grandes
  richesses et vit très simplement ; il est d’une probité
 
  366 Ces deux anecdotes sont tirées de A. R. von Arneth, ouvr.
  cité. Sans mettre en doute la véracité de la première anecdote,
  il nous semble guerre possible, les tableaux de Raphaël étant
  tous catalogués, qu’un tableau inconnu de ce peintre fasse
  partie d’une collection privée. Quant à la seconde historiette,
  nous sommes étonné du soi-disant refus de M. de Cobenzl,
  après l’acceptation du tableau de Raphaël.
 
  172
  étonnante et possède une bonté digne d’admiration.
  Il a une connaissance approfondie de tous les arts.
  Il est poète, musicien, écrivain, médecin, physicien,
  chimiste, mécanicien peintre, bref il a une culture
  générale, comme je n’en ai pas trouvé chez aucun
  homme367. Et comme il était intéressant avec toutes
  ses connaissances, j’ai passé des heures agréables
  avec lui. Une seule chose que je peux lui reprocher,
  c’est de se vanter trop souvent de ses talents et de ses
  origines368 »
 
  Leur point de contact étaient les connaissances de
  M. de Surmont en peinture et en dessin. La conversa-
  tion, un soir s’engagea un peu plus loin et celui-ci vint
  à parler de ses découvertes. M. de Cobenzl lui ayant
  témoigné son incrédulité, il fit devant lui et quelques
  amis « Plusieurs expériences, dont l’une consistait
  à transformer un morceau de fer en un métal aussi
  beau que l’or369 et les autres, en divers procédés de
  teinture et de tannage du cuir370. »
 
  Ces expériences eurent lieu à Tournai chez l’ex-
  pert-fabricant Rasse, homme de confiance de M. de
  Cobenzl. M. de Surmont voulut bien les renouveler
 
  367    « Toutes les sciences dont on parlait il les possédait à l’ex-
  trême. Était-il question de musique, il en parlait en maître,
  se mettait au piano et exécutait des morceaux de sa composi-
  tion ». A. R. Von Arneth, ouvr. cité.
 
  368    Cobenzl à Kaunitz, 8 avril 1763.
 
  369    Sans doute le « Similor » dont parle M. de Gleichen, ouvr.
  cité, p. 127.
 
  370    Cobenzl à Kaunitz, 8 avril 1763.
 
  173
  quelques jours après, en procédant cette fois en ce qui
  concerne la teinture, sur la laine, la soie et le bois. « Il
  teignit entièrement du bois, de couleurs si vivantes,
  sans indigo ni cochenille, puis passant aux couleurs
  elles-mêmes, fit de l’outremer aussi irréprochable
  que celui qui est extrait du lapis-lazuli. Finalement il
  prit de l’huile ordinaire, de noix ou de lin, que l’on
  emploie pour la peinture, lui enleva l’odeur et le goût,
  et en fit la meilleure huile comestible qui soit371 »
 
  M. de Cobenzl, en protecteur éclairé du commerce
  des Pays-Bas, s’enthousiasma devant un tel résul-
  tat, et comme le sens des affaires était inné en lui, il
  résolut d’en tirer des subsides pour le trésor impérial.
  Après avoir fait examiner soigneusement et rigoureu-
  sement tous les procédés de M. de Surmont, il mit ce
  dernier en rapport avec Mme de Nettine, trésorière de
  la cour.
 
  Mme de Nettine372 ne fut « pas moins enthousiaste
  que moi de ses talents » dira M. de Cobenzl. De son
 
  371    Cobenzl à Kaunitz, 8 avril 1763.
 
  372    Barbe-Joséphine-Louise Stoupy, née le 22 novembre 1706,
  avait épousé le 30 septembre 1735, le banquier Mathias Net-
  tine. Sous son impulsion la « Banque Nettine » devint très vite
  la première des Pays-Bas. Son mari étant mort le 28 juin 1749,
  sa veuve obtint pour son fils aîné la survivance de la charge de
  trésorier de la cour, et lorsque M. de Cobenzl vint à Bruxelles,
  elle devint l’amie et la conseillère ultime du ministre pléni-
  potentiaire. Madame de Nettine sera désormais la véritable
  maîtresse des intérêts économiques et financiers des Pays-
  Bas. Elle fut anoblie le 1er avril 1758. Cf. Yves de Fontobbia, La
  vicomtesse de Nettine dans L’Insurgé, no 1, 1936, pp. 15-22.
 
  174
  côté, M. de Surmont « lui a témoigné la plus grande
  amitié ainsi qu’à sa famille ; de ces faits, nous avons
  conclu qu’il dépendait que de nous, de nous appro-
  prier tous ses procédés secrets. Aussi nous sommes
  nous mis avec ardeur à examiner leur utilité, et nous
  avons trouvé que plus d’un de ses échantillons étaient
  remarquables. Son métal, la teinture du bois qui
  est plus beau que ce qui se fait en France, ses cuirs
  peuvent être d’une grande valeur, ainsi que ses cha-
  peaux peuvent être un article très important. »
 
  Et M. de Cobenzl ajoute avec quelque cynisme : « Il
  n’y a pas d’autres moyens de s’approprier ces procé-
  dés que de consentir à l’installation d’une usine, mais
  cela nécessite des dépenses373. »
 
  Mme de Nettine avec son empressement habituel se
  lança dans l’affaire, en avançant les fonds nécessaires,
  et en principe, la manufacture fut fondée à Tournai
  dans le local du négociant Rasse, chez qui M. de Sur-
  mont logeait quand il venait pour ses travaux. C’est
  durant un de ses séjours à cet atelier que se déroula
  la scène « fantaisiste » que Casanova a narrée dans ses
  Mémoires :
 
  « Sur la route de Tournai, dit Casanova, j’aperçois
  deux palefreniers qui conduisaient de superbes che-
  vaux. Ils me dirent que cet attelage appartenait à
  M. le comte de Saint-Germain.
 
  — Je désirerais être présenté à votre maître.
 
  373 Cobenzl à Kaunitz, 8 avril 1763.
 
  175
      Il ne reçoit personne.
 
  Cette réponse me décida à tenter l’aventure. J’écri-
  vis au comte en lui exprimant le vif désir que j’éprou-
  vais de le voir. Sa réponse, écrite en langue italienne,
  et que j’ai encore sous les yeux, était ainsi conçue :
  « Mes occupations me mettent dans la nécessité de
  refuser toute espèce de visite, mais vous faites excep-
  tion à la règle. Venez donc, vous serez introduit sur-
  le-champ. Seulement, ne vous nommez pas à mes
  gens. Je ne vous invite pas à partager ma table : elle ne
  vous conviendrait pas, surtout si vous avez conservé
  votre ancien appétit. »
 
  Je me trouvais à huit heures à la porte du comte.
  Il était en robe d’Arménien374, en bonnet pointu ;
  une barbe épaisse et longue lui descendait jusqu’à
  la ceinture, et il tenait en main une petite baguette
  d’ivoire. Autour de lui, j’aperçus une vingtaine de
  bouteilles méthodiquement rangées, toutes remplies
  de différents élixirs. Je cherchais quelle pouvait être
  son occupation avec ce costume et au milieu de cette
  pharmacie, lorsqu’il me dit avec un grand sérieux :
 
      C’est le comte de Cobenzl, premier ministre d’Au-
  triche375, qui me donne de l’occupation. Je travaille,
  pour lui plaire, à l’établissement d’une fabrique.
 
  374    Casanova, en faisant cette remarque, se souvenait, sans
  doute, du costume qu’avait adopté Jean-Jacques Rousseau,
  lorsqu’en décembre l765, il traversa Paris pour aller à Londres.
  Cf. Bachaumont, Mémoires, Paris, Garnier, 1874.
 
  375    Casanova montre ici son ignorance des cours de l’Europe.
  Que devient M. de Kaunitz ?
 
  176
      De verres ?
 
      De chapeaux. Son Excellence n’a encore daigné
  m’accorder que mille florins pour cette gigantesque
  entreprise, mais je comble le déficit au moyen de mes
  propres deniers.
 
      Vous attendez beaucoup de cette fabrique ?
 
      Encore deux ou trois ans, et pas une tête en
  Europe qui ne soit coiffée de mes mains.
 
      Ce sera un grand résultat.
 
      Immense !
 
      Et il se mit à parcourir la salle en se frottant les
  mains avec une vivacité de jeune homme.
 
      Il est fou, pensais-je.
 
      À propos, dit-il, avez-vous des nouvelles de la
  marquise d’Urfé ?
 
      Elle est morte.
 
      Morte ! Je savais bien qu’elle devait finir ainsi376.
  Et dans quel état est-elle morte ?
 
      Elle prétendait être enceinte.
 
      J’espère que vous n’en croyez rien.
 
      Je suis convaincu de son erreur.
 
      À la bonne heure ; mais, me consultant, elle l’eût
  été en effet. Seulement, il m’eût été impossible de
 
  376 Casanova est ici surpris en flagrant délit d’erreur, voire de
  mensonge. La marquise d’Urfé est décédée le 13 novembre
  1775. Quant à la réflexion attribuée au comte de Saint-Ger-
  main, elle est d’un comique achevé.
 
  177
  prédire le sexe de l’enfant. J’avoue humblement que
  ma divination ne va pas jusque-là.
 
      M. le comte conseille les femmes en couches ?
 
      Je donne des consultations pour toute espèce de
  maladie... Seriez-vous malade, par hasard ? Effective-
  ment, vous avez la langue sèche, le pouls dur et les
  yeux gonflés ; c’est une pituite.
 
      Hélas ! non, c’est. Et je lui nommai ma vilaine
  maladie.
 
      Bagatelle ! reprit-il en me mettant dans les mains
  une petite bouteille pleine d’une liqueur blanche qu’il
  appelait l’archée universelle.
 
      Que ferai-je de cette liqueur ?
 
      Ceci vous semble une liqueur et n’en est pas une.
  C’est le simulacre du virus qui infecte vos veines. Pre-
  nez cette aiguille et percez le cachet de cire qui ferme
  la bouteille.
 
  J’exécutai ce qu’il me prescrivait.
 
      Eh bien, reprit-il, en se rengorgeant, qu’en
  pensez-vous ?
 
  Je ne savais que penser.
 
      Regardez ce qui reste dans la bouteille. Il n’y a
  plus rien, n’est-ce pas ? La substance blanchâtre s’est
 
  178
  évaporée. De même, en vous piquant à un certain
  endroit, tout votre mal s’évaporera..
 
  On pense bien que je me refusai à l’opération.
  L’opérateur en parut contrarié.
 
      Vous êtes le premier homme qui doute de moi. Je
  pourrais vous en faire repentir, mais je suis humain.
  Je suis, comme le Père éternel, tout puissant et tout
  miséricordieux. Il est fâcheux pour vous de m’avoir
  témoigné si peu de confiance. Votre fortune était
  assurée. Avez-vous quelque argent en poche ?
 
  Je vidai mon gousset dans sa main. Il ne prit qu’une
  pièce de douze sous ; puis, la posant sur un charbon
  ardent, il la couvrit d’une fève noire. Pendant qu’il
  attisait le feu en soufflant à. travers un tube en verre,
  je vis la pièce rougir, s’enflammer, entrer en fusion.
  Puis, quand elle fut refroidie il me dit en riant :
 
      Voici votre pièce, prenez là : la reconnaissez-vous ?
 
      Comment, c’est de l’or ! m’écriai-je.
 
      Du plus pur377.
 
  377 Une même histoire de transmutation faite par le comte de
  Saint-Germain a été racontée par Lamothe-Langon, dans les
  Souvenirs sur Marie-Antoinette par la comtesse d’Adhémar,
  t. Ier, p. 297 : « Le marquis de Valbelle (premier-mari de la com-
  tesse) allant le voir [le comte], le trouve occupé à souffler ; il
  demande de lui confier un écu de six livres ; celui-ci en tire un
  de sa bourse, le remit à M. de Saint-Germain, qui le pose sur un
  matras et le couvre d’une matière noire ; puis, avec cet appa-
  reil, l’expose à un feu de réverbère. M. de Valbelle voit la pièce
  changée de couleur, devenir rousse, et au bout de quelques
  minutes, l’adepte la retire du brasier, la laisse refroidir et la
  tend au marquis. Elle n’était plus d’argent, mais de l’or le plus
 
  179
  Ma raison ne me permettait de croire au prétendu
  miracle, et je considérai cette transmutation comme
  le tour d’adresse d’un joueur de gobelets, mais sans
  lui en rien dire. Cet homme était si heureux de sa
  folie.
 
      Cela est si extraordinaire, monsieur le comte,
  que, s’il vous est arrivé de répéter souvent le miracle,
  vous aurez dû trouver souvent des incrédules.
 
      Qui doute de ma science et de mon pouvoir n’est
  pas digne de me regarder en face.
 
  Je le regardai fixement.
 
      Vous êtes un digne homme ; revenez me voir
  dans quelques années. Et il me congédia en me ser-
  rant la main378. »
 
  Laissons l’astucieux mémorialiste Casanova pour-
  suivre sa route vers Bruxelles et revenons à Tournai.
 
  Comme à point nommé, la fabrique de porcelaine
  de Péterinck passait par de nouveaux embarras. L’un
  des associés avait mal géré ses affaires, et sa part, dans
 
  pur. La transmutation fut complète. J’ai conservé cette pièce
  jusqu’en 1786, époque où elle me fut volée dans mon secré-
  taire avec plusieurs autres monnaies étrangères ou de France
  antiques... » La première traduction française des Mémoires
  de Casanova parue à Paris de 1826 à 1829 et Lamothe-Langon
  a publié ses Souvenirs en 1836 : l’emprunt est donc manifeste.
  378 Casanova, ouvr. cité, t. VI, pp. 76-79. Bien que l’on ait qua-
  lifié cette entrevue « de piquante » il n’en est pas moins vrai, à
  notre avis, que le récit en est inventé de toutes pièces par son
  auteur. Quant à la pièce d’or, Casanova en fit cadeau, dira-t-il,
  à William Keith dit milord maréchal, gouverneur de Neuchâ-
  tel, qu’il rencontrera à Berlin, la même année.
 
  180
  la fabrique était à reprendre, M. de Cobenzl résolut
  de remanier l’établissement379. Il demanda au prince
  Charles de Lorraine le droit d’utiliser une partie de la
  fabrique pour le peignage de la soie et la teinturerie
  en général, et obtint une concession de terrain380 afin
  d’adjoindre de nouveaux bâtiments à la fabrique, en
  fait une tannerie et une manufacture de chapeaux.
 
  « Le fils cadet de Mme de Nettine âgé de 15 ans381,
  et son gendre M. Walckiers382, vont diriger celle entre-
  prise qui s’annonce des plus intéressantes et sans
  grands risques. La direction du personnel sera assu-
  rée par M. Rasse ; ma sous-direction, par M. de Lan-
  noy et le secrétariat, par le fils de ce dernier »383.
 
  D’ores et déjà, M. de Cobenzl prévoyait « un gain
  de un million étant donné que deux des plus impor-
  tants commerçants de Tournai, Barbieri et Francolet,
  désirent lui confier toutes leurs soieries à teindre,
  c’est dire que celle affaire va être d’une très grande
  importance pour la prospérité de la monarchie384. »
  Mais que devenait l’inventeur dans ces futurs béné-
  fices ? M. de Cobenzl avait profité de l’amitié que lui
  témoignait M. de Surmont pour lui soutirer tous ses
 
  379    C. de Villermont, ouvr. cité, p. 136.
 
  380    Bibl. Royale, Ms II, 897, fo 47.
 
  381    D’après M. Yves de Fontobbia, le jeune de Nettine est
  décédé en 1768, à l’âge de 20 ans.
 
  382    Le vicomte Walckiers de Tronchiennes était conseiller
  d’État et administrateur de loteries.
 
  383    Cobenzl à Kaunitz, 8 avril 1763.
 
  384    Cobenzl à Kaunitz, 8 avril 1763.
 
  181
  secrets, et bien mieux, « ces secrets, on les lui aban-
  donne sauf à prétendre à une part proportionnée du
  bénéfice385. »
 
  C’est alors que le ministre plénipotentiaire écri-
  vit au ministre de la cour à Vienne, M. de Kaunitz,
  afin de l’intéresser dans l’affaire et obtenir, par son
  intermédiaire, la participation de l’État aux frais
  nécessités par les achats de maisons et d’outillage. Si
  celui-ci se déclara satisfait d’apprendre l’appui ban-
  caire de Mme de Nettine et le rôle administratif de
  M. Walckiers, il se montra réticent quant à l’affaire
  elle-même : « un modèle n’est pas une machine et une
  expérience en petit ne prouve rien en faveur d’une
  usine dont l’installation est très coûteuse et les capi-
  taux investis très incertains386, » puis il s’étonna du
  choix de la ville de Tournai, trop ville-frontière pour
  l’établissement d’une usine ; ce à quoi M. de Cobenzl
  répondit : « que le coût de la vie à Tournai était très
  bon marché et que loin de Bruxelles on n’a pas à
  craindre les difficultés qui pourraient naître avec les
  diverses corporations de cette ville387. »
 
  M. de Kaunitz ne s’en tint pas à ses observations
  techniques, il informa M. de Cobenzl de tous les
  bruits qui couraient sur M. de Saint-Germain, entre
  autres l’anecdote suivante : « En 1759, à Paris, un
  homme qui était, paraît-il, un proche parent d’un des
 
  385    Cobenzl à Kaunitz, 8 avril 1763.
 
  386    Kaunitz à Cobenzl, 19 avril 1763.
 
  387    Cobenzl à Kaunitz, 28 avril 1763.
 
  182
  admirateurs du comte, obtint, par sa ténacité, l’auto-
  risation de le surprendre chez lui. Il lui rendit visite
  et le trouva dans un logis bien sale et quand il l’eut
  questionné sur ses inventions, le comte lui montra
  quelques échantillons de couleurs et un vieux bou-
  quin de magie dans lequel il y avait des formules
  absolument sans valeur388 ; » ce qui était manifeste-
  ment faux quant au logis, le comte de Saint-Germain
  ayant habité à Paris dans l’hôtel de la veuve du che-
  valier Lambert, visité maintes fois par M. de Gleichen,
  à qui ces particularités n’auraient pas échappé. On
  disait aussi que le comte avait acheté à M. de Saint-
  Florentin une propriété d’une valeur de 1.800.000 fr.
  qu’il ne put payer et finalement quitta la France.
 
  En réponse, M. de Cobenzl fit valoir que M. de Sur-
  mont « avait des valeurs engagées chez un armateur
  de Copenhague, pour plus d’un million et qu’en outre
  où il a été il a distribué des cadeaux magnifiques,
  dépensé énormément, n’a jamais rien demandé à per-
  sonne, ni laissé de dettes389. »
 
  Le 27 mai, le ministre fit parvenir à M. de Kaunitz,
  tous les échantillons : métal et teintures sur soie,
  laine, cuir et bois. « J’ai fait les petits paquets, en lais-
  sant dessus les inscriptions faites par l’inventeur et
  les explications qu’il a données390. »
 
  Deux jours plus tard, le 29 mai, M. de Surmont par-
 
  388    Kaunitz à Cobenzl, 19 avril 1763.
 
  389    Cobenzl à Kaunitz, 28 avril 1763.
 
  390    Cobenzl à Kaunitz, 27 mai 1763.
 
  183
  tit pour Tournai avec le jeune vicomte de Nettine afin
  que ce dernier soit mis en possession de tous les pro-
  cédés secrets, et à son retour un projet de contrat fut
  rédigé entre lui et son commettant, M. de Cobenzl :
 
  « Le comte de Surmont, durant toute sa vie, sera
  intéressé à la manufacture de Tournai, érigée actuel-
  lement par moitié.
 
  « Des bénéfices qui lui reviennent seront soustraits
  les sommes qui lui ont été avancées et les dépenses
  qui ont été faites pour lui. Après le remboursement de
  ces sommes, il disposera librement de ses bénéfices.
 
  « Le comte s’engage envers M. de Cobenzl de lui
  remettre les données pour la fabrication du bleu et
  vert, pour raffiner les huiles, le plissage du cuir pour
  fabriquer les chapeaux ou autres modes d’emplois
  qu’il connaît, ainsi que tout autre procédé secret ou
  moyen approprié pour amener la manufacture au
  plus haut degré de perfection »391.
 
  Toutefois avant que ce contrat fût signé, Mme de
  Nettine s’était rendue à Paris pour consulter deux de
  ses gendres : le marquis de Laborde392 et M. de Lalive
  de Jully393 ; dans ses démarches, « elle n’apprit rien de
  défavorable sur le comte de Saint-Germain et acquit
 
  391    Cobenzl à Kaunitz, 21 juillet l763.
 
  392    Jean-Joseph, marquis de Laborde, né à Jacca (Aragon)
  en 1724, fut îe premier industriel dont le gouvernement ait
  recherché l’assistance pour les finances. Devenu banquier de
  la cour, il était chargé, en 1763, de l’établissement de la caisse
  d’escompte. Fut guillotiné en 1794.
 
  393    Ange-Laurent de Lalive de Jully (1725-775), fut introduc-
 
  184
  l’assurance que l’on avait nulle crainte, à avoir de la
  part d’aucune entreprise394. »
 
  Rien ne s’opposait donc à la validation de l’ac-
  cord lorsque parvint le 8 juin, datée de Vienne, une
  dépêche adressée à M. de Cobenzl par M. de Dorn395,
  par laquelle il était fait part que M. de Kaunitz pris de
  « violentes coliques » (en l’espèce, maladie diploma-
  tique) avait chargé le susdit, conseiller à la cour, de
  communiquer à son excellence « que tous les travaux
  préliminaires, qui devraient être déjà en cours pour
  la production en gros, doivent être arrêtés et qu’il n’y
  a pas de possibilité de conclure quoique ce soit avec
  M. de Surmont, tant que nous ne sommes pas en état
  de vous transmettre l’ordre exprès de Sa Majesté à ce
  sujet ».
 
  C’était l’éviction pure et simple de M. de Surmont.
  À cette mise en demeure, M. de Cobenzl changea
  complètement de ton vis-à-vis de l’inventeur, et bien
  que le bourgmestre Hasselaar soit venu en personne
  d’Amsterdam à Bruxelles pour répondre de son ami,
  rien ne le fit revenir sur sa décision396. Bien plus,
  M. de Surmont ayant fait venir de Hollande divers
  objets précieux en garantie de l’argent avancé par
 
  teur des ambassadeurs, et membre de l’académie royale de
  peinture et sculpture.
 
  394    Cobenzl à Kaunitz, 19 mai 1763.
 
  395    Jean-Jacob de Dorn, conseiller de cour et référendaire
  pour les affaires néerlandaises dans la chancellerie secrète de
  Vienne.
 
  396    Cobenzl à Kaunitz, 22 juillet 1763.
 
  185
  Mme de Nettine, M. de Cobenzl prétendit : « que ces
  objets n’avaient qu’une valeur insignifiante, et ceux
  qui restent en Hollande se composent de tableaux
  que lui [M. de Surmont] estime très cher, mais en réa-
  lité n’ont pas grande valeur397 ; » et ajouta, montrant
  ainsi son manque de bonne foi : « de sorte que nous
  ne pouvions que souhaiter de nous débarrasser de lui
  et nous emparer de ses inventions le moins cher pos-
  sible, et d’éviter toutes autres dépenses et lui enlever
  la direction de l’entreprise398. »
 
  Pour arriver à ce but, M. de Cobenzl rédigea un
  « mémoire » des dépenses engagées :
 
  Dépenses pour la teinturerie et le dépôt.....56.135
 
  la tannerie..........................19.300
 
  l’usine de chapeaux...................5.700
 
  Maison pour le comte....................13.500
 
  Dépenses diverses........................5.300
 
  Total général en Gulden.............. 99.935
 
  À ces dépenses vint se joindre le compte
  spécial de M. de Surmont :
 
  Avances diverses de Mme de Nettine399 ....... 81.7 2 0
 
  397    Cobenzl à Kaunitz, 25 juin 1763. Ce n’était pas l’avis de
  M. de Gleichen qui lui avait vu ces tableaux, ouvr. cité, p. 122.
 
  398    Cobenzl à Kaunitz, 25 juin 1763.
 
  399    Cette somme fut donnée à M. de Surmont par Madame de
  Nettine en connaissance de cause et le neveu de M. de Cobenzl
  le confirme dans ses Souvenirs : « Il devait mener à bien la
 
  186
  Débours de M. Rasse et de Mme de Nettine
  pour l’entretien du comte, ainsi que pour
 
  ses voyages à Tournai, etc.................12.280
 
  Soit : Gulden........................ 94.000
 
  soit au total près de 200.000 Gulden400, et M. de
  Kaunitz, devant cette dépense exagérée, refusa le
  concours du gouvernement. M. de Cobenzl suggéra
  alors que Mme de Nettine pourrait reprendre l’af-
  faire à son compte, ce qui fut tout de suite accepté
  et approuvé par l’impératrice Marie-Thérèse sur
  les conclusions de son chancelier, conclusions que
  voici : « Il résulte comme évident et absolument
  indispensables, que ces entreprises téméraires 401 ne
  répondent point aux exigences de l’État, ni par leur
  nature même, ni par la gérance qu’elles nécessitent,
  ni par leur activité. Mais comme Mme de Nettine a, de
  sa poche, fait les folles avances de 200.000 Gulden402
 
  réalisation de cette entreprise, moyennant une somme qu’on
  devait lui avancer dans ce but. » Cf. A. R. von Arneth, ouvr. cité.
 
  400    Kaunitz à Cobenzl, 5 juillet 1763. Ce mémoire ne fut pas
  communiqué à M. de Surmont.
 
  401    M. de Kaunitz, dans son rapport, émet l’opinion suivante :
  « Dans le cas le plus favorable, c’est-à-dire si l’on pouvait
  approvisionner tout le marché éxtérieur , cette entreprise
  serait injuste du point de vue moral et contraire de celui de la
  politique. Injuste car on amènerait toutes les teintureries pri-
  vées, de gré ou de force, à la ruine ». Kaunitz à Marie-Thérèse,
  21 juillet 1763.
 
  402    M. de Kaunitz prétend que les 94.000 Gulden versés à M. de
  Surmont ont été par lui extorqués à Madame de Netinne, parce
  que le remboursement de cet argent était basé sur des reve-
 
  187
  et qu’elle désire reprendre ces usines à son compte 403,
  il serait juste et équitable que Votre Majesté les lui
  abandonne et charge, en même temps, son gouver-
  nement de lui donner toutes les facilités et l’aide qui
  sont compatibles avec les intérêts des finances de
  l’État et conciliant ceux du pays en général 404. »
  L’Impératrice Marie-Thérèse écrivit aussitôt au
  gouverneur général des Pays-Bas, le prince Charles
  de Lorraine : « Mon chancelier de cour et d’État m’a
  fait un rapport sur toute sa correspondance avec le
  comte de Cobenzl au sujet des soi-disant procédés
  secrets pour fabriquer et manufacturer qu’un certain
  Surmont dit posséder, ainsi qu’au sujet de la manu-
  facture que le comte de Cobenzl a en conséquence
  déjà montée à Tournai, avec l’assentiment de votre
  altesse.., j’autorise votre altesse à accorder à Mme de
  Nettine les autorisations voulues et de lui donner
  toutes les facilités et l’aide qui peuvent s’allier avec
 
  nus problématiques, ce qui est faux, attendu que les procédés
  secrets n’étaient pas imaginaires, mais une réalité concrétisée
  par des résultats probants, puisque M. de Cobenzl avoue « que
  les tissus teints sont réellement merveilleux » et ce aux dires
  d’experts. Cobenzl à Kaunitz, 21 juillet 1763.
 
  403    Ces usines ne devaient exister que sur le papier, témoin les
  lignes suivantes : « Notre fabricant de tresses et soieries Bar-
  bieri, notre fabricant de camelottes Francolet, et notre fabri-
  cant de tissus J. Kint nous supplient d’accélérer l’installation
  de la teinturerie. » Cobenzl à Kaunitz, 2 juillet 1763. Donc rien
  n’était fait et le mémoire « un ballon d’essai » au détriment du
  gouvernement de Vienne.
 
  404    Kaunitz à Marie-Thérèse, 21 juillet 1763.
 
  188
  les intérêts de mes finances et le bien de mes pro-
  vinces belges405. »
 
  On voit que M. de Cobenzl avait agi le plus adroi-
  tement du monde, en cela aidé par M. de Kaunitz,
  en présentant cette « affaire excellente » comme une
  escroquerie « industrielle406, » montée par M. de Sur-
  mont. Il en résulta que ce dernier dut quitter Tournai
  le plus rapidement possible :
 
  « J’attends, écrit M. de Cobenzl, la nouvelle du
  départ de M. de Surmont et espère que Mme de Net-
  tine pourra récupérer les grandes avances qu’elle a
  faites. Certainement dans les procédés secrets, il y a
  du bon ; du moins, on l’a déjà constaté dans la fabri-
  cation des chapeaux et dans la tannerie, et tous nos
  marchands en soieries et toiles de lin trouvent les tis-
  sus teints merveilleux407. »
 
  Alors pourquoi toute cette mise en scène ? Mystère.
  Nous sommes comme M. de Kaunitz : « Je ne com-
  prends pas très bien ce que la phrase de votre rap-
  port du 2 courant, signifie : “J’attends aujourd’hui la
  nouvelle du départ de M. de Surmont”. Part-il volon-
  tairement ou le chasse-t-on enfin ? Dans le premier
  cas, il pourrait bien non seulement emporter avec lui
  l’argent de Madame de Nettine, que je plains sincè-
 
  405    Marie-Thérèse au prince Charles de Lorraine, 24 juillet
  1763.
 
  406    Ch. Maroy, Le comte de Saint-Germain à Tournai. Une
  escroquerie « industrielle » en 1763 dans L’Indépendance
  Belge, 15 janvier 1935.
 
  407    Cobenzl à Kaunitz, 2 août 1763.
 
  189
  rement, mais garder aussi par-devers lui, la libre dis-
  position de ses beaux procédés secrets. Dans le deu-
  xième cas, il est à espérer qu’on a pu encore lui avoir
  arraché le secret sur le raffinage des huiles408. »
 
  « M. de Surmont n’a pas été chassé, répond M. de
  Cobenzl, mais en attendant la décision, si S. M. pren-
  drait elle-même la manufacture ou la laisserait à
  Mme de Nettine, cette dernière avait gardé son fils à
  Tournai pour apprendre tous les procédés secrets de
  M. de Surmont. Comme on avait tout appris de lui de
  ce qu’il savait et que sa présence n’était plus néces-
  saire, je lui ai écrit au reçu des très hauts ordres, que
  S. M. ne voulait rien entendre quant aux procédés
  secrets. En même temps, le jeune Nettine lui a fait
  savoir, que sa mère gardait la manufacture pour se
  couvrir de ses avances, mais qu’elle n’en ferait plus. Il
  s’est alors décidé à partir en déclarant, toutefois, qu’il
  rembourserait le tout au courant des quelques mois à
  venir409. »
 
  408    Kaunitz à Cobenzl, 14 août 1763 : Ce « secret » était celui
  qui intéressait le plm le chancelier : « Cet article serait le seul
  que les finances de l’État pourrait s’approprier avec de grands
  profits sans causer de dommage à l’industrie nationale ou au
  commerce du pays. » Kaunitz à Marie-Thérèse, 21 juillet 1763.
 
  409    Cependant M. de Villermont, ouvr. cité, p. 136, écrit :
  « Saint-Germain était parti depuis deux mois pour Tournai
  quand Cobenzl et la veuve Nettine, inquiets de son silence,
  envoyèrent auprès de lui le jeune référendaire aux finances,
  Philippe de Cobenzl. Celui-ci après quelques jours passés à
  observer et à contrôler Surmont, leur rapporta que l’argent
  s’était volatilisé, sans que rien eût été mis en train. Avant que
  ses commanditaires eussent pu prendre de nouvelles mesures,
 
  190
  « D’autre part, on pouvait utiliser ses procédés
  secrets et, au cas où l’on ait besoin d’une explica-
  tion quelconque, il serait prêt à la donner, où qu’il se
  trouve. Il est parti pour Liège et s’adressera probable-
  ment au Margrave de Bade-Durlach, à Carlsruhe410.
  Mme de Nettine espère encore récupérer au moins une
  partie de ses avances »411.
 
  C’est ce qui arriva. Et si pour M. de Kaunitz : « le cas
  de M. de Surmont était liquidé412, » pour Mme de Net-
  tine l’affaire devenait excellente : « la manufacture
  fondée à Tournai commence à se développer. Je crois,
  écrit M. de Cobenzl, que Mme de Nettine pourra y
  retrouver son compte, ou tout au moins rentrer dans
  ses frais413. »
 
  Ainsi se termina la soi-disant escroquerie « indus-
  trielle » qui eut son heure de célébrité dans la ville de
  Tournai.
 
  Saint-Germain disparaissait à son tour. » Et M. de Fontobbia,
  art. cité, p. 19, ajoute : « Le comte de Saint-Germain partit avec
  l’argent et ne revint plus... »
 
  410    Charles-Frédéric, margrave de Bad-Durlach, né à Carlsruhe
  le 22 novembre 1728, est mort le 11 juin 1811. Après avoir
  fait ses études à Lausanne, il visita la France, l’Italie, l’Angle-
  terre, la Hollande et ne revint à Carlsruhe qu’à l’expiration de
  sa minorité en 1750. Il attira chez lui les étrangers par une
  grande tolérance politique et religieuse.
 
  411    Cobenzl à Kaunitz, 23 août 1763.
 
  412    Kaunitz à Cobenzl, 3 septembre 1763.
 
  413    Cobenzl à Kaunitz, 2 octobre 1763.
 
  191
  V^Md[JI U C Al .
 
  Douze ans de silence
 
  Après avoir quitté Tournai, le comte de Saint-Ger-
  main partit pour Liège. Alla-t-il à Carlsruhe, chez le
  margrave de Bade-Durlach, comme l’indique M. de
  Cobenzl, nous l’ignorons. Cependant ce qui est vrai-
  semblable, c’est qu’il se rendit en Italie. Peu de docu-
  ments existent sur le séjour qu’il fit en ce pays. Un de
  ses biographes occasionnels nous dira toutefois « que
  l’Italie le trouva digne de ses virtuoses et le consi-
  déra comme l’un des plus fins connaisseurs de son art
  ancien et moderne414. »
 
  Un des rares documents que nous possédions sur
  ce séjour est constitué par les quelques pages que lui
  a consacrées le comte de Lamberg dans le Mémorial
  d’un mondain415, mélange de souvenirs sur l’Italie, les
  Italiens et la Corse.
 
  À vrai dire nous sommes prévenus sur la valeur
  de ce document par le comte de Saint-Germain lui-
  même ; en effet, un de ses amis, le comte de Schag-
  man, lui demandant un jour ce qu’il pensait de l’au-
  teur de l’ouvrage ci-dessus, s’attira cette réponse
 
  414    London Chronicle, 3 juin 1760.
 
  415    Comte de Lamberg. Mémorial d’un mondain. Au cap Corse,
  1774 in-12 ; 2e édit., Londres, Amsterdam, 2 vol. in-8. L’ou-
  vrage est dédié au roi de Prusse.
 
  192
  catégorique : « C’est un fou, il n’a pas l’honneur de me
  connaître416. »
 
  Quel était donc le personnage sur qui le comte
  émettait un jugement aussi sévère ?
 
  Le comte Maximilien de Lamberg417, surnommé
  Democrites Dulcior418 par ses contemporains, après
  avoir été diplomate, joua au savant et finit littéra-
  teur. Malgré ses divers talents rien n’est plus vrai à
  son égard, que la remarque du comte de Saint-Ger-
  main. Ignorant à peu près tout du comte, M. de Lam-
 
  416    Lettre de Anton à Lavater, 20 août 1778. La réponse du
  comte de Saint-Germain fut portée à la connaissance du
  savant physionomiste par le Dr Anton, avocat et syndic de Gor-
  litz, auteur d’ouvrages sur les Templiers.
 
  417    Maximilien-Joseph, comte de Lamberg, né le 24 novembre
  1729, à Brünn (Moravie), était le fils d’Antoine, gouverneur
  de Linz, et de la fille du marquis de Prié, ambassadeur de
  France dans les Pays-Bas. Après de fortes études littéraires et
  scientifiques, il parcourut, en compagnie de son frère Léopold
  (lequel se fit soigner en 1783 par Cagliostro), l’Allemagne,
  l’Autriche, la Hollande et la France. Devenu chambellan de
  l’empereur François Ier, entra dans la carrière. En 1757, rejoi-
  gnit à Paris, le comte de Staremberg, ambassadeur d’Autriche,
  y resta trois ans, puis en 1761, devint le conseiller intime du
  duc de Wurtember, Charles-Eugène II. En 1767, grand-maré-
  chal près du prince-évêque d’Augsbourg. Obligé de prendre sa
  retraite, voyagea en Italie, en Corse et sur les côtes d’Afrique.
  Retiré à son château de Brünn, il y finit sa vie le 23 juin 1792.
  Il a écrit de nombreux ouvrages ; nous en citons plusieurs. Cf.
  Ch. Ad. Cantacuzène, Sur Maximilien de Lamberg dans Le Mer-
  cure de France, no 885, 1er mai 1935 ; pp. 503-518.
 
  418    On avait, paraît-il, qualifié ainsi le comte de Lamberg
  parce qu’il « savait tourner toutes choses à une raillerie fine et
  spirituelle ».
 
  193
  berg rapporta dans son ouvrage des anecdotes plus
  que douteuses. Il se peut qu’il ait entrevu le comte
  de Saint-Germain, en 1760, à Versailles419, mais il est
  certain que vers 1761, il fit la connaissance, à Augs-
  bourg, de Casanova420 ; et de leurs conversations est,
  peut-être, né le tissu de mensonges qu’ils se plurent à
  débiter l’un et l’autre sur le comte421.
 
  Quoi qu’il en soit, M. de Lamberg vint à deux
  reprises en Italie. En 1764, il était à Venise, en com-
  pagnie de son maître, le prince de Wurtemberg, pour
  complimenter Aloisio Mocenigo, le nouveau doge,
  élu l’année précédente. En 1770, il se trouvait à Flo-
  rence pour son plaisir, de même qu’en 1773, à Venise.
  Ses anecdotes ont donc leurs places à ces trois dates.
  Nous ne les citons qu’à titre documentaire attendu
 
  419    M. de Lamberg, dans une lettre à Opiz, prétend avoir ren-
  contré le comte de saint-Germain chez madame de Talmont
  princesse Jablonowska, parente de Marie Leczinska, femme de
  Louis XV : « Je lui tenais la dent et l’écoutais attentivement. Il
  me parut très savant et très amusant. » Cf. Maynial, Casanova
  et son temps. Paris, 1911, p. 268.
 
  420    « À Augsbourg, j’allais passer mes soirées d’une manière
  très agréable chez le comte Maximilien de Lamberg... Ce qui
  m’attachait particulièrement au comte, c’était son génie litté-
  raire. » Casanova, ouvr. cité, t. V, p. 101.
 
  421    De même que Casanova, M. de Lamberg appartenait à la
  Franc-Maçonnerie. Entre 1777 et 1778, il assista, en qualité de
  Maître Écossais, dans une Loge de Vienne, à des expériences
  sur des homuncules faites par le comte de Kueffstein. Cf. Le
  Sphinx, mai 1890. trad. française par L. Desvignes, L’Initia-
  tion, mars 1897, pp. 202-229, d’après K. Kiesewetter : Une des
  énigmes du temps passé.
 
  194
  qu’elles sont inexactes d’après l’avis du comte de
  Saint-Germain.
 
  « Un personnage rare à voir, dit-il, c’est le Marquis
  d’Aymar ou Belmar, connu sous le nom de Saint-Ger-
  main422 : il demeure depuis quelque temps à Venise,
  où il s’occupe au milieu de cent femmes, qu’une
  abbesse lui fournit, à faire des expériences sur le lin
  qu’il blanchit, et qu’il rend égale à la soie crue d’Ita-
  lie : il croit avoir trois cents (sic) cinquante ans ; et
  pour ne pas trop exagérer peut-être, il dit avoir connu
  Thamas Koulikan423 en Perse. Lors de l’arrivée du duc
  d’York à Venise, il demanda au Sénat le rang sur ce
  prince, et donna pour raisons que l’on savait qui était
  le duc d’York, mais qu’on ignorait encore les titres du
  Marquis de Belmar424. »
 
  Un seul renseignement est exact dans cette anec-
  dote, celui concernant la venue à Venise, en mai 1764,
  d’Édouard-Auguste, duc d’York, frère de Georges III
  d’Angleterre, en l’honneur duquel de grandes fêtes
  furent données.
 
  À l’époque, cette ville était le refuge de tout per-
  sonnage qui désirait se cacher, le masque était invio-
 
  422    D’après van Sypesteyn, ouvr. cité (Saint-Germain in Neder-
  land), le comte de Saint-Germain aurait confié à M. de Lam-
  berg qu’il était orinaire de Vitry-le-François. Nous n’avons
  pas trouvé confirmation de ce détail dans le Mémorial d’un
  mondain.
 
  423    Nadir, shah de Perse, connu sous le nom de Tamas-Kouli-
  Khan, né en 1688, mourut assassiné en l747.
 
  424    Comte de Lamberg, ouvr. cité, p. 80.
 
  195
  lable, et le gouvernement laissait à chacun de se
  conduire à sa guise, si on ne se mêlait ni de politique
  ni de religion.
 
  M. de Lamberg continue ainsi son histoire :
 
  « Il [le comte] donna une papillote425 à un de ses
  amis ; auquel un banquier, qui ne connaissait pas le
  Marquis, paya à vue deux cents ducats comptant. Je
  demandais s’il retournerait en France ; il m’assura
  d’un air de conviction, que la bouteille qui soutenait
  le Roi dans l’état de vigueur où il est, devait être à sa
  fin, qu’à la suite de cela, il remonterait sur le théâtre
  par un coup d’éclat qui le ferait connaître à toute
  l’Europe. Il doit avoir été à Pékin, sans s’y donner de
  nom du tout ; et comme la police le pressa de se nom-
  mer, il s’excusa sur ce qu’il ne savait pas lui-même
  comment il s’appelait...
 
  « Il recevait même à Venise des lettres sur l’enve-
  loppe desquelles il n’y avait que le simple mot, Venise ;
  le reste était en blanc ; et son secrétaire deman-
  dait simplement à la poste les lettres qui n’étaient à
  personne426. »
 
  M. de Lamberg prétendit que le comte de Saint-
  Germain lui aurait fait voir :
 
  « Dans un espèce d’album, où se trouvaient plusieurs
 
  425    Se dit d’un papier sans valeur.
 
  426    Comte de Lamberg, ouvr. cité, pp. 80-81. Citons à ce propos
  l’histoire arrivée au célèbre médecin Boerhaave. Un mandarin
  écrivit une lettre avec cette suscription : « À Boerhaave, méde-
  cin en Europe » et la lettre parvint à son adresse.
 
  196
  signatures d’hommes célèbres, deux mots latins de
  mon aïeul Gaspard-Frédéric, mort en 1686, avec les
  armes blasonnées, et l’inscription que voici : Lingua
  mea calamus scribae velociter scribentis427. L’encre et le
  papier même très rembruni et brouillard me parais-
  saient anciens. La date est de 1678 ; un autre extrait
  de Michel Montaigne est de l’année 1580 : « Il n’est
  homme de bien qui mette à l’examen des lois toutes
  ses actions et pensées, qui ne soit pendable dix fois en
  sa vie : voir tel qu’il seroit très grand-dommage et très
  injuste de punir et de perdre428. »
 
  Tout en traitant à la légère le comte de faussaire
  sous le prétexte d’une citation latine : habes scientiam
  quaestuosam429, M. de Lamberg avance que :
 
  « Les deux inscriptions en question feraient croire
  à l’âge du Marquis, si la nature de l’homme ne prou-
  vait contre430 : à toutes ses époques, on est rarement
  à même d’y relever une erreur ; il cite à leur place des
  dates très reculées, et ce n’est point avec présomption
  qu’il affirme : c’est un homme rare qui surprend ; et ce
  qui fait plaisir, c’est qu’il résiste à la critique : il joint
  le talent de persuader, à une érudition peu ordinaire,
 
  427    « Il écrit aussi vite qu’il parle. »
 
  428    Cette citation est extraite, inexactement d’ailleurs, du livre
  III, chap. IX. De la vanité. « Il n’est si homme de bien, qu’il
  mette... voire... »
 
  429    « Tu possèdes l’art des faussaires », Cicéron, 2e Philipp. à
  Antoine. Le comte de Saint-Germain aurait pu répondre : Stul-
  torum infinitus est numerus, Salomon, Eccl. I, 15.
 
  430    Nous sommes étonné de cette remarque ; peut-être M. de
  Lamberg ignorait-il le collectionneur d’autographes ?
 
  197
  et la mémoire la plus étendue, quoique locale. St. Ger-
  main dit avoir enseigné à Wildman le secret d’appri-
  voiser les abeilles, et de rendre les serpents attentifs à
  la musique et au chant431. »
 
  Continuant son histoire, M. de Lamberg affirme
  avoir reçu, à Venise en 1773, une lettre du comte de
  Saint-Germain, expédiée de Mantoue. Que celui-ci se
  soit trouvé dans cette ville à l’époque indiquée, c’est
  fort possible, mais en tout cas, la lettre qui suit est
  sans doute sortie de l’imagination du pamphlétaire.
 
  Parlant de la fabrication des pierres précieuses,
  M. de Lamberg fait dire par notre personnage :
 
  « Le comte Zobor, chambellan de l’empereur défunt
  (prince immortel pour les qualités augustes jointes à
  la protection qu’il accorda aux arts432), en a fait [un
  diamant] avec moi : le prince T... en acheta un, il y a
  six ans environ, pour 5.500 louis, qui est de ma fac-
  ture ; il l’a revendu depuis à un riche fou avec mille
  ducats de profit : il faut effectivement être roi ou fou,
  dit le comte de Barre433 pour employer des sommes
  considérables à l’achat d’un diamant. Comme ailleurs
  les fous au jeu d’échecs sont les plus près des rois,
  le proverbe grec : paZiÀ,euç n ovoç, roi ou âne. et
  celui, aut Regem aut fatuum nasci oportet434, ne scan-
 
  431    Comte de Lamberg, ouvr. cité, p. 83.
 
  432    François Ier de Lorraine, empereur d’Allemagne (1708-
  1765) protégea constament les lettres et les sciences, et s’oc-
  cupa d’alchimie.
 
  433    Le comte des Barres, ci-devant major en France.
 
  434    « Il faut naître roi ou fou. »
 
  198
  dalisent personne. Mad. de S*** en a un de la même
  eau bleuâtre, aussi mal taillé que le premier, et qui
  paraissait dans le chaton un gros verre de Bohême à
  facettes ternes... Or, M., un homme comme moi se
  trouve souvent fort embarrassé dans le choix de ses
  pratiques ; ... L’homme éventuel, au reste, donne sou-
  vent à la nature certains élans dans les arts, seuls dûs
  aux artistes. Un Pott435, un Margraf436, Rouelle437,
  décident sur leur trépied, que personne n’a fait des
  diamants, parce qu’ils ignorent des principes opposés
  aux réussites. Que tous ces Messieurs (car il en est
  une horde entière) étudient plus les hommes que les
  livres, ils leur découvriront des mystères introuvables
  dans La chaîne dorée d’Homère 438, dans le Petit Albert,
  dans le Grand 439, dans le mystérieux volume Pica-
 
  435    Jean-Henri Pott, chimiste allemand (1692-1777) ne s’oc-
  cupe que de la topaze de Saxe.
 
  436    André-Sigismond Margraf, chimiste allemand (1709-
  1780) ne fit que des expériences sur la topaze saxonne et le
  lapis-lazuli.
 
  437    Guillaume-François Rouelle, chimiste français (1703-1770)
  est le seul qui se soit occupé du diamant. Ses recherches ont
  été publiées dans le Journal de Médecine de Roux, t. XXXIX.
 
  438    La Chaîne d’or d’Homère est le titre français d’un texte
  alchimique allemand publié avec un titre latin : Aurea Catena
  Homeri, édité à Francfort en 1723, dont les manuscrits circu-
  laient à l’époque. La Chaîne d’or d’Homère est le développe-
  ment de la Table d’Émeraude.
 
  439    Le Grand et le Petit Albert sont des livres apocryphes de
  recettes de magie naturelle.
 
  199
  trix440, etc. ; les grandes découvertes ne se présentent
  qu’au voyageur441. »
 
  Et partant de cette dernière hypothèse, M. de
  Lamberg imagine une soi-disant relation d’un
  voyage que le comte de Saint-Germain aurait fait en
  Extrême-Orient :
 
  « Je dois celle [la découverte] de la fonte des pierres,
  au second voyage que je fis aux Indes en 1755, avec
  le colonel Clive, subordonné au vice-amiral Watson.
  Dans ma première course, je n’avais acquis que très
  peu de connaissances sur ce merveilleux secret en
  question : toutes mes tentatives faites à Vienne, à
  Paris, à Londres, ne passent que pour des essais ; le
  grand œuvre était réservé à l’époque dont je parle442.
 
  « J’eus de très fortes raisons pour ne me faire
  connaître de l’escadre que sous le nom d’un comte de
  C...z443 ; jouis partout où nous abordâmes, des mêmes
 
  440    Picatrix, surnommé, par Rabelais le Révérend Père en
  diable, fut un médecin arabe qui vint en Espagne vers le
  xme siècle. Alphonse X, roi de Castille, fit traduire ses œuvres
  en espagnol vers 1256. Sur une traduction latine, imprimée au
  xviie siècle, fut faite une traduction française (en manuscrit à
  la bibliothèque de l’Arsenal).
 
  441    Comte de Lamberg, ouvr. cité, p. 85.
 
  442    « En 1755, pendant un voyage dans l’Inde, il [le comte]
  consulta l’érudition des Brahmines Hindous, et résolut avec
  leur assistance, le problème de la cristallisation artificielle du
  charbon pur, en d’autres termes la fabrication du diamant. »
  Cf. T. P. Barnum, ouvr. cité, p. 305.
 
  443    À propos de ce nom, disons que le dernier gouverneur
  français du Bengale, en 1755, était Pierre Renault de Saint-
  Germain, apparenté à une famille originaire de Chatellerault,
 
  200